Secrétariat international de la CNT

Un empire de papier

Publié le samedi 23 novembre 2019

La plus fameuse, sans doute, des entreprises uruguayenne, est finlandaise : elle produit du papier dans la région du Rio Uruguay, où elle a planté des eucalyptus qui contribuent à la désertification des sols. Le projet a commencé en 1987 par la Loi Forestière, qui a permis l'exploitation systématique des ressources de bois, de terre et d'eau au profit de la multinationale- alors qu'en parallèle les entreprises de papetterie uruguayennes fermaient une à une, entraînant la montée du chômage dans un pays déjà fortement marqué par la crise [1] . Après trente ans d'exploitation et de pollution des eaux, et d'études d'impact environnemental contredites par la réalité de la disparition de certaines espèces, par l'impossibilité d'utiliser l'eau du Rio Uruguay et de celles du bassin entier [2] , et malgré la succession des gouvernements d'obédiences diverses qui n'ont jamais remis en cause l'importance de la multinationale sur ses terres, le projet d'installation d'une deuxième usine, baptisée UPM2, dans la région du Rio Negro, soulève de nombreuses oppositions... aussitôt réprimées. Depuis trente ans, toute contestation syndicale est écrasée dans l'entreprise-pieuvre au nom des intérêts nationaux, alors même que les capitaux investis par l'Uruguay reviennent pour l'essentiel à la Finlande... La mobilisation contre UPM2 est profondément significative de la corruption des états capitalistes au service de la marchandisation des terres et au détriment de leur population.

Une multinationale extractiviste
Devenue le secteur d'activité principal du pays, avant la production de viande et de soja, la production de pâte de cellulose permet actuellement des exportations de 3500 tonnes annuelles, ce qui met l'Uruguay en deuxième position après le Brésil en Amérique latine. Dans un continent où l'extractivisme, minier et forestier, est pratiqué par les entreprises nationales comme les multinationales dans une compétitivité féroce -capitalisme d'état des pays dits "socialistes" et capitalisme étranger dans les pays les plus réactionnaires- la production de cellulose va de pair avec un contexte politique particulièrement inquiétant, qui s'inscrit dans les traditions autoritaires : il faut des gardiens au capital, et une répression accrue des "classes dangereuses", qui se sont accrues avec la montée du chômage et de la pauvreté, et le démantèlement des services publics.

De la misère au "terrorisme"
La militarisation du pays, à travers le PADO [3] plan de modernisation de la police pour répondre au discours permanent sur "la montée de l’insécurité" a permis d'accroître considérablement les effectifs et les équipements de la police, notamment concentrée dans les "points chauds" où les délinquants ou supposés tels peuvent être dorénavant criblés de balles sur simple soupçon, où une nouvelle réforme permet d'interpeler de nuit, à son domicile, toute personne "suspecte" -comme aux temps de la dictature, qui a laissé des traces et des institutions encore vivaces dans les mémoires. De même que la délation, fortement encouragée par le PADO. La campagne "Vivir sin miedo", insistant sur le thème de l'"insécurité" a aussi permis le déploiement de milices de quartier, armées et autorisées à suppléer les effectifs de la police fédérale. En parallèle, la montée du parti fasciste "Cabildo abierto", dirigé par un aristocrate issu des rangs de l'armée de la dictature, montre combien vingt ans de discours sur l'insécurité et de libéralisme économique, sous domination de quelques multinationales omnipotentes, a été efficace sur les esprits.

La privatisation des services publics
L'empire du papier a accompagné tout aussi efficacement le désengagement de l'état vis à vis des services publics. En particulier l'école et les transports.
En ce qui concerne les transports, en juin 2019, le ministère des Transports, par la création des Zones franches qui avaient déjà permis l'enrichissement considérable d'UPM, cédait à ses filiales une large partie de l'exploitation du réseau des chemins de fer, pourtant payés et entretenus par les Uruguayens, sans obligation d'assurer la continuité des services ni de payer ne serait-ce qu'en impôts les recettes de l'exploitation des lignes [4]. Ni pour les usagers, ni pour les marchandises : les trains servent maintenant d'abord les intérêts du papier finlandais. Allant plus loin, l'état finance la construction d'une nouvelle ligne en régie directe de la filiale transports d'UPM, qui va remplacer une ligne existante reliant Montevideo à l'une de ses banlieues éloignées, et laissant sur le carreau plus de 1300 passagers journaliers, travailleurs issus des zones éloignées du centre. Dans quel but l'état cède-t-il des pans entiers de son patrimoine, et de ses moyens de communication ? C'est d'une telle absurdité qu'on ne peut y voir que la marque de la corruption endémique dont souffre tout le pays.
Tant qu'à brader les services publics, l'école est déjà dans le viseur d'UPM depuis de longues années. La Fondation UPM, dans les régions où sont déjà installées les usines, a réussi l'exploit de s'immiscer dans toutes les branches de l'enseignement, de l'école primaire à l'université, du technique (sous couvert de la formation de ses futurs ingénieurs et de développement local) jusqu'aux familles. Et cet exploit impérialiste est d'autant plus étonnant qu'il se double d'un accord avec l'état selon lequel c'est à ce dernier qu'incombent toutes les obligations financières permettant à la Fondation d'orienter les programmes. [5]
Bien sûr, le modèle éducatif finlandais a tellement fait couler d'encre que l'on imaginera avec naïveté que les dirigeants de la fondation et de ses filiales sont mues par une philanthropie nordique, qui les pousse à travailler main dans la main avec les gouvernements locaux pour le développement du pays, qui nécessairement passe par l'éducation. Mais les analyses de la réforme du Lyée professionnel en France montrent bien que la logique est sensiblement la même, dans l'empire capitaliste : l'état paie une formation pour les entrepreneurs, qu'ils soient locaux ou étrangers, travaillant à l'employabilité de ses enfants et à leur entrée précoce dans le monde du travail, à leur adaptation au marché de l'emploi. En revanche, les petits Finlandais peuvent s'épanouir dans leurs merveilleuses écoles, puisqu'ils vivront comme tout l'Occident des eucalyptus uruguayens.

Internationaliser la lutte contre les multinationales
Face à cette mainmise de la super-entreprise finlandaise sur le pays et ses institutions, digne de la nouvelle Hyphe...? [6] d'Alain Damasio, de nombreuses protestations s'élèvent. Collectifs locaux, partis et syndicats d'opposition, comme le Parti des Travailleurs, mouvements citoyens comme UPM2 No, organisent depuis longtemps des manifestations et blocages des entrepôts. Mais leur lutte est d'autant plus difficile que la criminalisation de la révolte sociale donne tout pouvoir aux gardiens du capital, et aux milices de la multinationale. Une fois encore, le "terroriste" qui gêne les pouvoirs des marchands est mis en prison et le discours sécuritaire insiste sur la montée de la délinquance -d'après la Fédération Anarchiste uruguayenne, il n'y a pas moins de 11000 prisonniers dans un pays qui compte 3 360 000 habitants, pour mieux réprimer l'opposition. Le 5 septembre dernier , la FAU a dénoncé l'arrestation de cinq manifestants pacifiques qui marchaient contre la privatisation de l'enseignement par UPM.S'ils ont fini par être relâchés, d'autres avaient aussi été interpelés lors d'une marche pour l'eau. A chaque fois, des tirs, des coups, des actes d'intimidation et des arrestations arbitraires, pour faire reculer des manifestants pacifiques.
Pour l'instant, le projet semble suivre son cours inexorable. Pourtant, un aspect intéressant de la lutte contre UPM réside peut-être dans la déclaration commune d'associations finlandaises et uruguayennes, montrant qu'un autre type de coopération international est possible contre le capitalisme mondial. Diverses associations et collectifs, en Finlande comme un Uruguay, ont signé et fait circuler une déclaration contre les projets d'UPM2, au nom des peuples et de l'environnement [7] . Cette initiative, ni elle ne s'appuie pas sur une grève massive des travailleurs en Uruguay et en Finlande, n'est qu'une pieuse intention, mais elle montre un début de coopération possible pour contrer l'impérialisme des capitaux, et l'élargissement d'une mobilisation qui semble particulièrement urgente pour l'avenir de l'Uruguay. Il ne peut de toute façon n'y avoir de victoire, même locale, contre le capitalisme, que dans une perspective internationaliste.

Notes

[2Source : http://www.observatoriodelaguaenuruguay.com/upm-agudizara-contaminacion-del-rio-negro/. En plus de ce rapport succinct, de très nombreuses pages de la presse uruguayenne relatent les pics de pollution atteints, les intoxications dont ont souffert des ouvriers d’UPM, les répercussions internationales (crise diplomatique avec l’Argentine) de la pollution des eaux uruguayenne à l’initiative d’UPM. Mais dans un pays où UPM le dispute à Monsanto pour l’exploitation des terres, le libéralisme fai peu de cas des populations et des rivières contaminées.

[3Le PADO, notamment financé par la BID (Banque Interamércaine de Développement), expliqué sur son site : https://publications.iadb.org/es/publicacion/14118/como-evitar-el-delito-urbano-el-programa-de-alta-dedicacion-operativa-en-la-nueva

[5Source : https://resonandoenfenix.blogspot.com/2019/06/upm-y-la-ensenanza-publica-uruguaya.html
Pour aller plus loin dans l’historique des relations entre l’état uruguayen, ses institutions scolaires et les entreprises étrangères, voir aussi : https://ladiaria.com.uy/articulo/2019/3/upm2-y-la-privatizacion-de-la-ensenanza/

[6Dans cette nouvelle d’anticipation, l’auteur français imagine des villes entièrement privatisées sous la coupe de quelques multinationales

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