Secrétariat international de la CNT

Pourquoi l’anarcho-capitalisme est un piège ?

traduction d'un article de nos camarades argentins

Publié le jeudi 10 octobre 2024

Le texte ci-dessous a été publié dans le journal de Fédération Ouvrière Régionale Argentine, Organización Obrera n°100, en novembre 2023, juste avant que Javier Milei, l’anarcho-capitaliste, remporte les élections présidentielles devant Sergio Massa, le péroniste de droite (autrement dit le populiste de droite ; courant « massiste »).
Deux références nécessaires pour une bonne compréhension :
• Raúl Alfonsín (1927-2009), leader de l’Union Civique Radicale (d’où « el radicalismo / le radicalisme » pour désigner son courant) a été élu à la présidence en 1983.
• « Corporación América » est une holding argentine à projection internationale (elle est propriétaire de dizaines d’aéroports dans le monde) qui fait et défait la politique argentine sous la houlette du milliardaire Eduardo Eurnekian. C’est lui qui a promu (et critiqué) aussi bien Javier Milei que Sergio Massa.

Pourquoi l’anarcho-capitalisme est un piège ?

Il y a 40 ans, la dernière dictature prenait fin et s’ouvrait un processus électoral aveclequel débutait la plus longue période démocratique de l'histoire de l'Argentine. Dans ce contexte est devenue célèbre la phrase d'Alfonsín pendant la campagne, qui affirmait qu’avec la démocratie « on mange, on éduque et on soigne ». L’affirmation jouait un coup de billard à deux bandes, au moins. D’une part, il cherchait à démanteler l’idée selon laquelle le pays n’était pas viable sans intervention militaire ; d’un autre côté, il cherchait à confisquer la représentation de la social-démocratie et de la justice sociale. Ce slogan, ainsi que l’utilisation intelligente du préambule de la Constitution, ont été l’un des piliers de la campagne grâce auquel le radicalisme a remporté les élections.
Il ne fait aucun doute que l’ouverture démocratique a constitué une transformation importante. Cependant, l’impact idéologique de la dictature a déplacé l’axe du conflit social au point de masquer la radicalité des projets sociaux et politiques, et a consolidé la subordination du mouvement ouvrier aux conflits internes de la bourgeoisie.
Depuis 1983, le capitalisme démocratique n’a jamais été remis en question. Au-delà des premiers temps où la structure du pouvoir de la dictature avait encore la capacité de déstabiliser politiquement le gouvernement Alfonsín, après les procès et le démantèlement progressif de la capacité politique des forces armées, les aventures du modèle économique que la dictature avait imposé se gérèrent dans le cadre d'une démocratie promue par la nouvelle stratégie géopolitique des États-Unis, basée sur les directives établies dans ce que l’on a appelé « consensus de Washington ».
Dans ce contexte, l’ouverture du marché capitaliste a fini par consolider sa domination mondiale dans ce qu’on a appelé, dans la décennie 90, la globalisation. La globalisation n'a été rien d'autre que l'ouverture des marchés internationaux pour que les affaires des pays centraux n'aient pas de difficultés à pénétrer dans les pays dits « en voie de développement ».
En Argentine, les doctrines du consensus de Washington ont été déployées avec une telle sévérité qu'elles ont abouti à la destruction de l'économie locale vers la fin des années 90, et ont accompagné le déclin de la représentation politique qui, après avoir abandonné les formules transcendantes des décennies précédentes, n’a réussi qu’à ruiner la vie économique de la population locale et à solder ses propres infrastructures pour payer les frais de la semi-dollarisation de la tristement fameuse « convertibilité ».
La vérité est qu’au cours des 40 dernières années, la promesse de bien-être économique et social promue par une démocratie capitaliste social-démocrate d’abord, puis néolibérale, a lamentablement échoué. Confronté à son propre échec, le discours monolithique de l’autojustification démocratique a réussi à ruiner sa propre légitimité. Nous voyons aujourd’hui comment la tentation d’une rupture de l’ordre social, politique et économique a la capacité de canaliser l’inévitable frustration de la population face à ce qui est perçu comme un système défaillant. Et nous voyons aussi combien il est grave d’essayer de sortir d’une mauvaise situation de manière réactionnaire, en nous accrochant, face à l’anxiété, à tout ce qui semble flotter. Du point de vue électoral, ce que nous avons devant nous est une bouée de sauvetage en plomb.
La propagande démocratique a eu recours, de manière réitérée, à la menace du chaos. On nous a toujours dit que la démocratie n’est pas un système parfait, mais que c’est le moins mauvais des systèmes connus. Puisqu’il était impossible de défendre la démocratie capitaliste sur la base de ses propres vertus, on l’a toujours justifiée par la menace de l’horreur de la dictature ou du chaos de l’anarchie. Cette manipulation dogmatique, qui n’a fait que glisser la poussière sous le tapis et remettre à plus tard, a fini par légitimer ses antagonistes. Nous avons aujourd’hui devant nous une construction hybride, l’invention d’un cocktail fait d’évocation du chaos et de la dictature comme issue à la logorrhée chronique de la démocratie libérale. Et la contrepartie est précisément cette logorrhée : un gouvernement opposé à lui-même qui promet de changer tout ce qu’il en train de mal faire en faisant la même chose.
La performance électorale de Milei est l'expression de la montée d'un secteur de libéraux radicalisés qui se disent libertaires, libertariens ou anarcho-capitalistes. Ceci répond à trois problématiques principales : 1- le militantisme efficace des personnes engagées dans ces idées, 2- l’opérativité de ces idées face à la crise structurelle du capitalisme et de la démocratie représentative, et 3- les idioties que font, ont fait et continuent à faire les représentants du peuple.
L’image de l’anarcho-capitalisme se construit sur une série d’idées, dont certaines sont franchement insoutenables, et d’autres pas tant que ça. Car les mirages politiques n’exigent pas des arguments solides mais des images éloquentes d’un avenir prometteur, même s’il est invraisemblable. Si un tel mirage ne se réalise pas, du moins conservera-t-on l’illusion que la vengeance nous libérera de la frustration.
Il ne faut pas sous-estimer le poids de cette frustration. La représentation politique a volé en éclats à la fin du siècle dernier et il n’en reste aujourd’hui qu’une caricature croulante, le clown triste de ce qu’on a voulu vendre naguère comme une fête démocratique. Ce qui nous reste, c’est une désillusion qui se projette sur un espace vide de perspective, comme une colère destructrice qui ne mesure pas les conséquences de ses actes.
Mais ce n’est pas la seule chose qu’il y a dans l’anarcho-capitalisme. Il y a aussi une histoire, une certaine épaisseur théorique et il y a des idées-forces qui méritent discussion. Parmi elles, je veux en souligner trois : 1- l'idée que la propriété privée est légitime, 2- l'idée que l'État est responsable de tous les maux de la société et 3- l'idée que l'anarchie n'est qu'un préfixe utilisé en opposition. à l'État. Ce sont ces fondements idéologiques du discours anarcho-capitaliste qui le rendent fonctionnel face à la crise contemporaine car ils ont l'étrange vertu d'offrir une radicalité révolutionnaire capable de canaliser la frustration et, en même temps, le mirage renouvelé que ce système puisse enfin fonctionner. Il ne s’agit pas du lieu-commun « tout changer pour que rien ne change », mais de changer certaines choses structurelles pour que se réalisent enfin les promesses du capitalisme.
C’est le piège de l’anarcho-capitalisme : ce n’est pas en soi un mensonge, même si son discours est fallacieux, mais plutôt la fausse illusion qu’en tuant le geôlier on sortira de prison.

Pourquoi l'anarchie n'est pas seulement la négation de l'État

Même si la bourgeoisie, grâce à ses ressources politiques et à la prise du pouvoir, a consolidé ses prémisses dans la France du XVIIIe siècle et organisé politiquement les temps à venir, c'est la masse des travailleurs, principalement les paysans, qui a mené les actions révolutionnaires qui ont ébranlé l’ancien régime et ont installé les proclamations et les débats qui, ultérieurement, ont été dilués, voire oubliés, par le pouvoir révolutionnaire.
L’une des proclamations qui ont émergé de ce processus, ou plutôt qui ont favorisé ce processus, a été l’abolition de la propriété foncière. L'ancien régime était constitué d'un système de trois ordres : la noblesse, le clergé et le reste. Ce « reste », le surplus, était alors appelé tiers-état. L'origine de cette structure est liée au système de production féodal, qui consistait essentiellement en ce que la noblesse, unique propriétaire de la terre, faisait payer aux paysans l'usage de celle-ci sous forme d'une partie de son produit, en échange, principalement, de la sécurité.
La paysannerie était très au clair sur le fait que ce droit de propriété était le principe moteur du problème social, et certains paysans commencèrent à exiger l'abolition de la propriété et la mise en commun des biens, à commencer par la terre.
La question de la propriété n’est pas apparue uniquement comme une revendication prolétarienne. La bourgeoisie naissante a également mis l’accent sur la propriété, qui était déjà, pour beaucoup, le point nodal du problème. À tel point que de nombreux intellectuels et l’ensemble de la pensée politique des Lumières voyaient bien que la propriété constituait l’articulation des débats pour les nouvelles discussions politiques. Mais la bourgeoisie n’était pas intéressée par l’abolition de la propriété mais plutôt par l’universalité de l’accès à la propriété, ce qui est consigné dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.
En tout cas, la propriété avait pris place an tant qu'élément organisateur du principe social. Si la propriété expliquait l'ordre social, quel qu'il soit, son abolition impliquait le désordre. C’est ainsi que la bourgeoisie montante s’oppose à l’idée de l’abolition de la propriété et la rejette catégoriquement. Il ne faudra pas longtemps, dans cette même réaction, pour qualifier d’anarchistes ceux qui en font la promotion, car pour eux, nier la propriété, c’était nier l’ordre social et promouvoir le chaos.
C'est pourquoi Proudhon, socialiste français né en 1809, publie en 1840 un texte dans lequel il conteste radicalement la propriété comme élément organisateur de la société, et se revendique dans ce même texte comme anarchiste.
Proudhon n’a jamais remis en question la propriété elle-même mais plutôt sa fonction dans l’ordre social, aussi bien de l’ancien régime que du nouveau. Ce texte, Qu'est-ce que la propriété ?, inaugure l'aventure de la pensée vers un socialisme scientifique capable d'expliquer, dans le registre des toutes nouvelles sciences sociales, la manière correcte d'ordonner la société. Dans ce contexte, la relation entre l’ordre économique et l’ordre politique était d’un déterminisme absolu. Pour Proudhon, ce sont les deux faces d’une même médaille. C'est pourquoi l'idée de l'anarchie comme négation de tout gouvernement central, c'est-à-dire comme négation de l'État, apparaît indissolublement liée à l'idée de la négation de la propriété en tant qu'institution qui régule l'ordre social et légitime la rente.
La rente, c'est-à-dire le profit obtenu non à partir du travail mais de la propriété de la terre ou des moyens de production, est ce que l’on trouve au cœur du débat sur la propriété, car c’est ce qui justifie l’inégalité des relations économiques, aussi bien alors que maintenant. Quel que soit le mirage de futur dans lequel nous vivions, ce principe, aussi archaïque soit-il, reste nodal.
Le terme anarchisme, en tant qu’identifiant d’une pensée politique qui nie les vertus du centralisme étatique et du principe autoritaire, donc lié aux valeurs libertaires, a suivi son propre cours. C'est plus tard, dans le contexte de la Première internationale et de ses lignes idéologiques conséquentes, qu'il a fini par occuper sa place actuelle, en tant que nom d'un mouvement social et politique toujours lié à l'abolition de la propriété privée, confirmant l'idée que les institutions politique et économiques sont les deux faces d’une même monnaie. Même lorsque la relation entre les deux n’a pas été définie de manière causale et déterminée, il s’agit, à tout le moins, de deux expressions du principe d’autorité et des sources de l’injustice.
Il est important de noter l’erreur commise par de nombreux historiens. Dans le but d'expliquer que la négation de l'autorité a été depuis toujours une idée spontanément présente dans les sociétés humaines, on a laissé supposer que l'anarchisme pouvait être réduit à ce principe anti-autoritaire. Cependant, même si l'anarchisme puise dans cet affluent, il s'agit d'une configuration très spécifique du principe libertaire dans le contexte général de la pensée moderne, né de la relation de réciprocité entre économie et politique [1], avec sa propre histoire et une digne singularité.
Lorsqu'un nouveau mot apparaît dans le contexte de la pensée, il est nécessaire de considérer que, très probablement, ce mot naît du besoin de nommer quelque chose de suffisamment singulier pour qu'aucun autre mot ne puisse le désigner de manière satisfaisante. L'anarchisme n'est pas synonyme de principe libertaire ni de négation de toute autorité : c'est le nom d'un mouvement social et politique spécifique né à la lumière des critiques du socialisme contre la propriété et, par conséquent, contre le capitalisme et l'État.


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Pourquoi il est important d’insister sur l’abolition de la propriété

La propriété est une institution de droit qui régit les relations entre une personne et une chose. Un peu comme dans le sens que le mot propriété a en physique, où la propriété d'un objet est quelque chose qui le caractérise et le constitue, la propriété est devenue, d'une certaine manière, un attribut de la personne.
L’Académie royale espagnole définit mal la propriété quand elle affirme que c’est le « droit ou faculté de quelqu’un à posséder quelque chose et de pouvoir en disposer dans les limites légales ». Cela serait, clairement, un droit de possession et d’usage, mais pas de propriété. Propriété n'est pas synonyme de possession ni d'utilisation ni de disposition. Ce qui caractérise réellement la propriété, c'est le droit de prohibition à des tiers de la possession ou de l’usage d’un bien qui n'est ni possédé ni nécessaire.
S’il s’agissait de refuser à autrui l’usage d’un bien que l’on possède, le droit de possession suffirait. Pourquoi quelqu’un revendiquerait-il pour lui-même un bien appartenant à un autre ? Peut-être par nécessité, me dira-t-on. Ce serait le cas dans lequel le besoin du second serait considéré comme plus impératif que le besoin du premier. Dans un tel cas, le droit de nécessité jouerait et le bien passerait légalement de l'un à l'autre. Mais pourquoi refuser à quelqu’un un bien qui n’est ni possédé ni nécessaire ? Quel est le droit qui permet, par exemple, à un propriétaire de deux logements d'expulser quelqu'un qui s'est installé dans l'un d'eux dans le seul but de subvenir à ses besoins en matière de logement ?
Eh bien, c'est clair. La propriété est le droit d'interdire à autrui de posséder ou d'utiliser un bien qui n'est ni nécessaire ni possédé. Le propriétaire peut alors suspendre cette interdiction plus ou moins à volonté et permettre l'usage de ce bien à titre provisoire ou temporaire en échange d'une rémunération. C’est ainsi que la propriété, institution du droit, permet la rente, institution de l’économie.
On peut dire ce qu'on veut, mais cela suffit pour comprendre la propriété et ses conséquences économiques.
Dans l'exemple du logement, nous considérons le besoin de consommation d'une personne par rapport à un bien (en l'occurrence le logement). Bien que la personne ne « consomme » pas le logement au sens strict, parce que le logement ne s’épuise pas avec l’usage comme le ferait la nourriture, d’un point de vue économique, elle est considérée comme une consommation parce que l’action d’habiter le logement est liée à la satisfaction d’un besoin ou d’un désir.
Bien différent serait le cas dans lequel le logement serait utilisée comme atelier. Dans ce cas, lorsque le logement est utilisé à des fins de production, il serait incorporé au processus de production en tant que capital.
Si l’on considère maintenant la propriété des biens d’équipement, c’est-à-dire de toutes les choses disponibles qui servent à produire d’autres choses, on constate rapidement que la rente est obtenu comme rétribution de la suspension circonstancielle de l’interdiction d’usage par le propriétaire. Ainsi, le bénéfice résultant de l’activité productive sera réparti entre ceux qui travaillent et ceux qui suspendent de manière circonstanciée l’interdiction d’utiliser les biens d’équipement. J’insiste sur le fait que cette interdiction n’est pas due au fait que ces biens seraient utilisés, ni parce qu’ils seraient nécessaires à quelque chose de plus urgent, mais simplement parce que le capitaliste leur est lié par le rapport de propriété.
Capitalisme est le nom du système économique qui profite aux propriétaires du capital plutôt qu’aux travailleurs dans la répartition de la richesse sociale.
On peut dire ce qu’on veut, mais cela suffit pour comprendre le capitalisme.
Il est important de considérer que les rentes tirées du capital ne proviennent pas principalement de la location des moyens de production, mais plutôt de l'appropriation du processus de production et du produit lui-même. De plus, dans une économie monétaire, la richesse est représentée par l’argent. Par conséquent, lorsque nous parlons de capitalistes, nous ne parlons pas seulement des propriétaires des machines, mais aussi de ceux qui ont l’argent nécessaire pour activer le processus de production et payer la main-d’œuvre nécessaire à la production.
Ce que font les capitalistes en s'appropriant le processus productif, c'est de conserver pour eux le bénéfice de l'activité économique, c'est-à-dire ce qui est obtenu par la disposition collective et organisée de la capacité de production.
On le comprendra mieux avec l'exemple suivant : deux pionniers obtiennent un terrain et les matériaux pour construire leurs deux maisons. Deux options s'offrent à eux : ils s'organisent ensemble pour construire les deux maisons ensemble ou chacun construit la sienne. Il est évident que le plus productif sera de combiner les efforts en s’organisant ensemble.
Ce que nous appelons productivité est l’optimisation de la relation coût-bénéfice. En travaillant ensemble et bien organisés, nos pionniers obtiendront deux maisons mieux finies, avec moins d'effort et en moins de temps. Ils parviendront même à réaliser des choses qui, seuls, auraient été impossibles. Et ils obtiendront également un meilleur rendement des matériaux, car ils utiliseront mieux les excédents.
Les pionniers avaient prévu de consacrer chacun un an à la construction de leur maison, mais en travaillant ensemble, ils ont réussi à terminer l'ensemble du processus en une seule année. À première vue, il semble qu’ils aient mis le même temps, mais ils ont mis deux fois moins de temps car l’équation n’est pas individuelle, mais collective. Pour fêter ça, ils ont décidé d'utiliser le reste des matériaux et un mois de travail supplémentaire pour construire une place publique [2], symbole d'une nouvelle communauté.
Capitalisme est le nom du mécanisme par lequel l’un d’entre eux s’approprie la place publique au nom de la rente.
La production économique est nécessairement sociale. Pour que l’économie fonctionne, une infinité de facteurs sont mis en commun et regroupés en trois groupes : terre, capital et travail. Mais lorsque nous parlons de terre, nous entendons non seulement le terrain, mais également les matières premières et l'environnement naturel. Et qui dit capital, dit aussi infrastructures urbaines, réseaux commerciaux, administration financière, crédit, etc. Et qui dit travail, dit aussi métiers, connaissances acquises, formation, créativité, etc.
La production économique est le résultat de l'associativité humaine contemporaine et à travers l'histoire. La création et l'invention, l'accumulation d'information et le développement technique, technologique et infrastructurel sont quelques-uns des aspects qui mettent en évidence la dimension historique du fait économique. Et cela converge vers l’impossibilité d’établir la mesure d’une prétendue juste rémunération des facteurs de production, c’est-à-dire la juste grandeur de la rémunération du travail nécessaire pour que tout cela existe.
La rente est l’institution économique qui résulte de l’appropriation du commun, ce qui est clairement injuste car il permet une inégalité structurelle dans les relations économiques. La propriété doit être abolie parce que la rente est injuste, et cette injustice s'observe non seulement dans l'inégalité structurelle des relations économiques, mais aussi dans l'inégalité radicale de la répartition des richesses dans un monde où augmente de façon exponentielle la concentration des richesses en même temps que se multiplient la pauvreté et l’exclusion sociale.

Le piège de l'anarcho-capitalisme

Avec tout ce qui précède, il est clair que la proposition de ce qu’on appellerait l’anarcho-capitalisme est une contradiction dans les termes. Et c’est encore pire : c’est un piège qui promet le mirage d’une liberté individuelle généralisée dans un contexte de développement économique qui ne pourra jamais exister qu’au prix de l’exclusion structurelle de la majorité de la population.
Dans les films de guerre, on s’identifie presque toujours aux protagonistes. Nous voyons comment se tuent au combat des milliers d’individus qui n’accèdent même pas au rang de personnages secondaires, alors qu’on est tout émus quant au sort de notre soldat Ryan ou de son héroïque sauveteur. Malheureusement, les processus électoraux et les mécanismes d’identification politique opèrent selon la même logique spectaculaire.
L’individualisme qui promeut la compétition entre les citoyens pour le développement de l’économie est fascinant en raison de ses réussites, mais il ne l’est pas autant quand on regarde les autres cas. Derrière les fantasmes du spectacle libéral se cache une construction de sens qui consolide fermement le projet individualiste. C'est un modèle de société dans lequel le commun disparaît et est remplacé par une multiplication d'actions toujours individuelles. C’est la conséquence inévitable d’une conception moderne de l’individu en tant que vérité, en dernière instance, de la condition humaine.
L’un des slogans de campagne répétés ces derniers mois dit : « Une Argentine différente est impossible avec les mêmes de toujours ». Sous ce titre, un article signé par Milei a même été publié dans le journal La Nación au mois de juin.
Cette phrase personnalise la question. Le problème n’est plus l’État, mais les mêmes de toujours. Et c’est symptomatique, car c’est effectivement la façon dont l’individualisme regarde le monde. Il n'y a que des actions individuelles.
Du point de vue individualiste, le commun n’existe pas en tant que tel, mais comme expression des interactions entre individus. Il n’y a pas d’espace de sens, il n’y a pas de lien structurel qui aille au-delà de l’échange entre deux parties. Cette question, qui peut paraître très abstraite, est fondamentale car l’une des conséquences les plus déterminantes du discours anarcho-capitaliste est la disparition du commun et l’impact destructeur que cela a sur la vie sociale, c’est-à-dire sur notre vie quotidienne.
En cela, il faut souligner que de nombreuses expressions de l’anarchisme, entravées dans une croisade contre l’autoritarisme, ont répété l’erreur conceptuelle de l’étatisme qui identifie le commun à l’État. Et dans cette connexion, se renforce aussi la difficulté structurelle de prendre soin du commun sans ouvrir la voie à l’autoritarisme.
Cette interprétation de l’anarchisme est historique et se justifie par les revendications autoritaires de ceux qui ont défendu le communisme jusqu'à la fin du XIXe siècle. Mais les communistes, les socialistes qui prônaient l’abolition de la propriété et l’égalité des fortunes, étaient précisément ceux qui étaient qualifiés d’anarchistes dans la France révolutionnaire de 1789.
Pour le communisme autoritaire, le commun s’exprime dans une autorité centrale qui administre la vie sociale, mettant l’accent sur ce qui est public et subordonnant la vie individuelle à la vie collective. C'est une perspective contraire à toute expression libertaire et qui ruine donc l'égalitaire au profit de l'égalisateur. Proudhon a protesté contre ce communisme autoritaire et, face à lui, a proposé sa formulation du mutualisme.
Le mutualisme proudhonien est une construction qui cherche à éviter l’autoritarisme centraliste de l’État moderne et, en même temps, à éviter les injustices de l’individualisme capitaliste. Il met l'accent sur la réciprocité, qu'il considère comme une expression universelle de la justice. Ce modèle échoue, entre autres, parce qu’il n’aborde le commun que comme une série d’additions, bien qu’il contienne une conceptualisation claire de la plus-value comme effet de l’organisation du travail [3].
Mais l’anarcho-capitalisme n’essaie même pas d’arriver jusque là. Ce qu'il propose, c'est de libérer les forces du marché dans l'idée dogmatique qui suppose que le comportement économique des sociétés a une apparence de naturel. Le libéralisme radical appelé anarcho-capitalisme suppose que laisser libre cours aux forces du marché finira par optimiser les processus économiques, en trouvant un équilibre analogue à celui de l’eau lorsqu’elle atteint son niveau de surface.
On voit ainsi ainsi que le cœur du problème, l'inégalité économique, l'effet du droit de propriété en tant que régime ordonnateur de la vie sociale, complice du centralisme politique de l'État dans la configuration de la société moderne, reste complètement intact et, ce qui est pire, augmenté, poussé à l'extrême et élevé à l'ordre des lois naturelles. C’est la croyance que la prison du capitalisme n’existe pas, mais que l’enfermement est dû uniquement à l’intervention du gardien, et ainsi se forge l’illusion que nous nous libérerons de cet enfermement simplement en tuant le geôlier.
Dans le cas de Milei et des libéraux extrémistes vernaculaires, la fantaisie monte d’un cran en participant au processus électoral avec l’intention de gouverner. Ils promeuvent simplement la destruction de l’État de l’intérieur même de l’État, comme s’il s’agissait d’une parodie de la dictature du prolétariat, sans prolétariat. Il n'y a que deux options : soit ils pensent que le problème, en fin de compte, ce n'est pas l'État mais les administrateurs ; soit ils croient qu'ils sont capables d'échapper aux conditions structurelles et de réaliser ce qu'ils prétendent impossible : trouver la justice à travers l’État.
Si le problème avec l’État c’est que ce sont toujours les mêmes, il est clair que le problème n’est pas l’État. Mais si le problème est celui de la caste, il est clair qu’ils veulent faire partie du problème.
Milei parle de caste dans le sens où les révolutionnaires français parlaient de noblesse en utilisant cette expression. L'idée de caste vient de la société indienne. Ce sont des institutions (castes) d'une structure immuable qui distribue de manière perpétuelle et fixe les droits, aspirations et devoirs des différents secteurs de cette société.
Dans un texte très transcendant de la Révolution française, écrit par Sieyès, l'auteur affirme ceci :
« D’abord, il n’est pas possible dans le nombre de toutes les parties élémentaires d’une nation de trouver où placer la caste des nobles.»
Et du mot caste il tire un appel de bas de page avec le commentaire suivant :
« C’est le vrai mot. Il désigne une classe d’hommes qui, sans fonctions comme sans utilité et par cela seul qu’ils existent, jouissent de privilèges attachés à leur personne. Sous ce point de vue, qui est le vrai, il n’y a qu’une caste privilégiaire, celle de la noblesse. C’est véritablement un peuple à part, mais un faux peuple qui, ne pouvant à défaut d’organes utiles exister par lui-même, s’attache à une nation réelle comme ces tumeurs végétales qui ne peuvent vivre que de la sève des plantes qu’elles fatiguent et dessèchent.» [4]
Mettez politiciens là où vous lisez noblesse et le sens sera le même. Je ne me hasarde pas à dire que Milei pense à cela quand il dit ce qu'il dit, mais je suis convaincu que le sens épique que prend sa lutte contre la caste a quelque chose à voir avec cette même idée, avec l'accusation d'improductivité d'un secteur perpétuel de la société qui se reproduit de manière endogame et se sert de l’effort productif du peuple (ce que Sieyès appelle nation).
Là est l'imposture révolutionnaire de Milei : détrôner le pouvoir d'une caste parasitaire au nom de ceux qui produisent la richesse. Cependant, selon Milei, ceux qui produisent la richesse ne sont pas les travailleurs, ni la société, mais uniquement les capitalistes, et la liberté consiste dans la multiplication infinie de la propriété et non dans son abolition. Derrière sa croisade contre l’État, l’anarcho-capitalisme cache une croisade contre le commun, dans la conception d’une société fondée sur la différence et sur la compétition non solidaire entre les individus.
Mais ce n’est pas tout : si l’on analyse les conséquences de ces discours, il faut considérer que l’anarcho-capitalisme finit par légitimer l’étatisme parce qu’il converge avec lui dans l’identification du commun à l’État. Si nous admettions que cette identité est vraie, ceux d’entre nous qui revendiquons le commun devraient accepter le centralisme étatique. Et c’est précisément ce que prétend la propagande péroniste.
L'existence de Milei était la seule chance qu'un personnage comme Massa pouvait avoir pour devenir compétitif au niveau électoral, étant ministre de l'Économie dans l'une des pires crises du pays (ce qui n'est pas rien) et dans l'un des pires gouvernements depuis 1983 (qui ce n'est pas peu non plus). Cela explique peut-être pourquoi sa naissance dans la vie publique s'est produite grâce à un groupe économique étroitement lié au ministre, la Corporación América, ou pourquoi c'est le massisme, son hyper-rival et ennemi juré, qui a complété ses listes gouvernementales.
Le piège de l’anarcho-capitalisme est donc double. D’un côté, il promet un bien-être impossible aux travailleurs grâce à l’illusion d’une prospérité individuelle. De l’autre, elle réaffirme, à travers un individualisme extrême, la fausse identification du commun avec l’État.
Nous, travailleurs, devons comprendre que la nécessaire abolition de l’État est indissociable de la nécessaire abolition du capitalisme et de la propriété. Sans l’une, l’autre est un piège. En d’autres termes, tant qu’il y aura un système de production capitaliste, la promesse d’une démocratie dans laquelle on puisse « manger, éduquer et guérir » restera, au mieux, un slogan de campagne.

Hernán Mancuso - adhérent SROV Capital
Publié le 13 novembre 2023

Notes

[1J’essaie ici de décrire l’anarchisme et pas nécessairement d’exprimer mes propres réflexions sur ces questions.

[2Cette place représente le plus obtenu grâce à l’organisation collective des tâches productives, par opposition au fait de ne pas les avoir organisées et à laisser chacun faire ce qu’il veut. Il s’agit en ce sens d’un surproduit (un produit additionnel) ou, pour reprendre une expression très courante, d’une survaleur : telle est l’origine de la fameuse plus-value.

[3Voir La capacité politique de la classe ouvrière, Pierre-Joseph Proudhon, 1865.

[4Qu’est-ce que le Tiers-État ? Emmanuel-Joseph Sieyès, Paris 1789

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