Secrétariat international de la CNT

Octobre brûle

Publié le jeudi 26 décembre 2019

Octobre brûle

Le 12 octobre, on célèbre dans les pays hispanophones la "découverte de l'Amérique", occasion pour les uns d'étaler des sentiments colonialistes sous couvert de rencontres des cultures, et pour les autres de protester contre l'impérialisme qui broie encore le continent. Cette année, pourtant, la date fatidique a été celle d'affrontements particulièrement forts entre ces deux logiques. Des décennies de politique ultralibérale, de pillage des ressources naturelles par les multinationales, d'accroissement des inégalités au nom de la liberté d'entreprendre et de répression policière systématique, joints à une certaine dose de corruption des institutions censées "représenter" les naïfs qui les ont élues ou mises en place, aboutissent dans de nombreux pays d'Amérique latine à un revirement à gauche assez spectaculaire : les Péruviens manifestent contre la corruption de leur gouvernement, de nombreux Argentins se réjouissent de l'élection du péroniste Fernandez (allié aux Kirchner) à la tête du gouvernement, les Colombiens célèbrent l'élection d'une femme lesbienne de centre gauche à la tête de Bogota, et Evo Morales est vainqueur au premier tour, pour le quatrième mandat consécutif, en Bolivie. Ça aurait pu être pire, même si on ne peut être dupe de l'hypocrisie de ces "progressistes" sociaux, qui ne remettent pas en cause le capitalisme, sauf à en faire un capitalisme d'Etat.
Les grands événements viennent donc des très fortes mobilisations qui ont eu lieu en Equateur et au Chili, à quelques semaines près, et qui ont réussi à ébranler leurs gouvernements respectifs, non seulement par l'ampleur de la révolte, mais par la manière dont elle s'est mise en oeuvre. Ces deux mouvements révèlent aussi des aspects relativement nouveaux du capitalisme qu'ils remettent en cause. Si la révolution avortée qui a eu lieu en Equateur est très différente du mouvement chilien, dont on ne sait encore où il aboutira, certains points méritent cependant d'être comparés.

Transports : des marges vers le centre

Le mouvement des Gilets jaunes avait commencé en France par une taxe carbone sur les véhicules polluants. Les événements ont commencé au Chili par la énième hausse du prix du ticket de métro, et en Équateur par la hausse du prix du carburant, dans un pays pourtant producteur de pétrole. Dans les trois cas, le contexte est très différent, et les enjeux aussi. Pourtant, une constante demeure, et ce dès les manifestations de 2007 au Chili contre le projet "Transantiago" de Bachelet destiné à réduire la pollution en ville : se déplacer est devenu un enjeu si fondamental qu'il est l'un des rares à soulever massivement des milliers de gens prêts à prendre la rue. C'est à la fois le fruit d'une intensification des flux dans les sociétés capitalistes, notamment vers et dans les villes qui se sont démesurément agrandies, et l'expression d'un monde du travail qui repose sur le déplacement permanent des travailleurs, de plus en plus loin, dans des conditions de plus en plus difficiles. Faire payer toujours plus cher au travailleur le droit de se déplacer qui lui permet d'aller se faire exploiter pour payer ledit transport en dit long sur la logique des sociétés capitalistes. Une analyse très juste de la construction des réseaux métropolitains dans Gargantas libertarias, blog libertaire vénézuélen sur l'actualité sud-américaine, résume la logique des transports comme une toile d'araignée centrifuge, qui n'a d'autre fonction que d'absorber en son centre les travailleurs venus par le seul fil qui les relie à la capitale et au travail . D'où les actes de saccage de ces transports "publics" que l'on a pu constater, notamment au Chili. Cette hausse du ticket de métro, apparemment insignifiante au vu de l'ensemble des mesures ultra-liébrales portées dans le pays par 40 ans de politique dirigée par les Chicago Boys depuis la dictature, n'a guère été au centre des revendications qui ont suivi, et qui remettaient en cause tout le système. Pourtant, il suffit de voir la variation des prix des tickets de bus au cours des derniers mois pour voir combien le transport est représentatif de la manière dont la vie quotidienne est sans cesse "flexibilisée", et le moindre geste, le moindre coût s'ajuster sans cesse sur les fluctuations du marché.
En ce qui concerne l'Equateur, avant que les indigènes n'arrivent massivement à la capitale, ce sont des chauffeurs de taxis qui ont initié une vague de protestation face à la hausse du prix du carburant, l'une des mesures du "paquetazo" de réformes ultra-libérales imposées par le plan d'ajustement du FMI. "Comme souvent dans les pays pétroliers, l’or noir est subventionné par l’Etat en Equateur, par tradition et par affirmation d’une souveraineté qui doit bénéficier aux habitants du pays. Les consommateurs payaient la moitié de leur litre d’essence, et l’Etat l’autre moitié. C’est cette deuxième moitié que l’Etat a décidé de stopper, ce qui a fait exploser socialement le pays. ", explique Christophe Ventura dans Le Grand Soir . Selon Lundimatin , le gros paquet (de réfomes) "inclue aussi des mesures de flexibilisation du travail, la suppression de la moitié des vacances des fonctionnaires, l’élimination d’impôts à l’importation et l’exportation, facilitant le commerce international. Ces mesures n’ont pas été supprimées par le gouvernement." D'autant que la hausse du prix du gazole a un impact direct sur le prix de tous les produits, notamment alimentaires, qui transitent des campagnes vers la villle. Une fois encore, la logique centralisée, hiérarchique des réseaux entre ville, zones périurbaines et campagnes, atteint le point de crise dès lors qu'un petite variation du prix du carburant met le feu aux poudres.

Ressources naturelles et peuples autochtones

Une autre constante de ces mouvements réside dans le lien entre protestations contre la misère sociale, contre la répression et les inégalités d'une part, et conscience des impacts écologiques d'autre part. En effet, la Bolivie à cet égard a manifesté "à la fois" contre deux événements qui ne sont pas seulement concomitants : des élections présidentielles entachées par des procédures bien peu démocratiques au moment où la popularité de Morales s'effrite, notamment parce que sa politique a essentiellement favorisé une nouvelle élite bien peu "socialiste", et des manifestations contre les feux de forêts, en même temps que ceux menés de l'autre côté de la frontièr brésilienne par des habitants. Morales a refusé de rendre public le nombre de feux de forêts. survenus cette année, par peur de se trouver face àla même contestation. Pourtant, l'exploitation des ressources, même nationalisée, y est tout aussi destructrice.
Au Chili, Reporterre relate cet épisode apparemment anodin. Le lendemain des premières manifestations et émeutes, alors que le couvre-feu avait été déclaré et que le président paralit de "guerre" contre sa propre population en multipliant arrestations et sévices sexistes lors des gardes-à-vue, "Dimanche, des villageois de la région de Valparaiso, très touchée par la sécheresse, se sont étonnés sur les réseaux sociaux du retour soudain de l’eau en abondance dans le fleuve Aconcagua, à sec depuis plusieurs mois. Explication probable : les entreprises privées qui gèrent les barrages, et donc l’approvisionnement en eau des fleuves, auraient ouvert les vannes pour calmer le mouvement social. Modatima (Mouvement pour le droit à l’eau, à la terre et à l’environnement) s’est également étonné de cet étrange phénomène en rappelant que le flux d’eau dans les fleuves chiliens est conditionné par des accords passés entre les propriétaires des sources et les usagers de l’eau et que « ces accords reflètent la logique du modèle actuel : laisser la gestion des biens communs, comme l’eau, au secteur privé génère de fortes inégalités » .

Enfin, en Équateur, des incendies ont éclaté dans les gisements les plus importants de pétrole du pays, paralysant l'ensemble du territoire. Après l'annonce par le gouvernement d'un état d'urgence, les communautés indigènes réunies dans la CONAIE ont répliqué par un état d'urgence touchant leurs territoires, et massivement investi Quito, la capitale. Les revendications dépassaient alors très largement le prix de l'essence, et dénonçaient la pollution engendrée par l'exploitation des gisements au détriment des habitants, et au profit des sociétés qui les exploitent, comme des responsables politiques qui bénéficient de leurs largesses. Écologistes et peuples autochtones se sont alors unis, avec l'énorme soutien de la population, pour protester non seulement contre la corruption des élus et les mesures d'austérité qui frappent le pays, mais contre les institutions qui permettent ces exactions, ) commencer par l'extractivisme. Dans Contretemps, on peut lire que "Comme les peuples autochtones de Chimborazo l’ont expliqué dans un communiqué, ils exigent réparation du pillage depuis l’époque coloniale. Non pas en espèces, mais sous la forme d’une politique agricole radicalement différente, qui ne vise pas à éradiquer les paysans et l’économie de subsistance communautaire, mais à la renforcer : l’accès à l’irrigation, aux banques de semences non brevetées et aux terres fertiles possédées collectivement sont leurs principales revendications, ainsi que la promotion systématique des méthodes d’agriculture biologique au lieu des kits d’entreprise qui obligent les agriculteurs à dépendre du capital transnational. ".
En effet, ce que l'ampleur du mouvement a laissé apparaître, c'est aussi la "coagulation" des luttes, pour reprendre le terme de Christophe Ventura. Le droit à un mode de vie qui ne soit pas dicté par le capitalisme mondial et tire du monde moderne uniquement ce que la communauté décide en toute souveraineté : c’est ce pour quoi le Mouvement autochtone de l’Équateur se bat. Au Chili, les mapuche ont aussi investi les rues, pour réclamer justice et autonomie, alors qu'ils sont réprimés dans la plus grande violence depuis des décennies par l'état chilien. Ils luttaient non pas pour eux seuls et leurs communautés, mais à côté des milliers de victimes du capitalisme, des pauvres qu'il génère, des exclus qu'il laisse à la rue, des étudiants qui ne peuvent pas étudier, des chômeurs et des "délinquants", comme on appelle communément les pauvres qui ne se contentent pas de leur sort.
L'organisation spontanée qui a eu lieu, notamment à Quito et que relate l'article de Contretemps témoigne aussi d'autres solidarités possibles, des "mingas" qui ont été organisées par les communautés autochtones pour réparer la ville après le plus gros de l'émeute, et de la possibilité de construire d'autres réseaux d'organisation que ceux que tracent pour les peuples les lignes de métro et les routes concentrationnaires.

Au moment où cet article se conclut, les Équatoriens n'ont obtenu de réel recul du gouvernement que sur le prix du carburant, et le Chili, après avoir fait sortir plus d'un million de gens dans les rues de Santiago, compte ses blessés et ses morts, et nul ne sait encore sur quelles avancées découlera ce mouvement d'une ampleur inédite. Ce qui est dès lors certain, c'est que l'embrasement de la forêt amazonienne au Brésil et en Bolivie suscite enfin des réactions, en Europe comme en Amérique, sur le modèle extractivisme et partant, sur le capitalisme. Combien de forêts devront-elles se consumer, combien de morts et de disparus pour que le vieux monde tombe dans le "Nouveau", nul ne sait encore le dire.

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