Secrétariat international de la CNT

Mexique : Chiapas, veillée d’armes au paradis

Publié le dimanche 22 novembre 2009

Après la libération de neuf autres auteurs matériels du massacre d'Acteal
(1), la récente arrestation du porte-parole de l'organisation paysanne
OCEZ, Chema Hernández (2), les menaces précises proférées par le
gouverneur Juan Sabines contre le padre Chuy (3), et la multiplication des
agressions perpétrées par l'Opddic et l'Armée de Dieu (4) contre les
communautés zapatistes, les nouvelles concernant d'importants mouvements
de l'armée fédérale dans les Altos et la forêt Lacandone sont autant de
raisons d'inquiétude pour les partisans d'une paix juste et digne au
Chiapas.

Une inquiétude accentuée par de nouvelles rumeurs, savamment
distillées par les milieux du pouvoir, au sujet d'une "possible offensive
d'éléments rebelles (5)".

Des enjeux importants

Vingt-six ans après la création de l'EZLN, seize après le soulèvement
armé, et six ans après la mise en place des Conseils de bon gouvernement
(Juntas de Buen Gobierno, JBG) dans les cinq Caracoles(6), plusieurs
centaines de milliers d'indigènes maya et zoque continuent de construire,
unilatéralement, l'autonomie qu'ils avaient réclamée en vain auprès des
gouvernements successifs.

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Se passer de l'État, de sa corruption, son arbitraire et sa violence, mais
aussi des rapports marchands, de la privatisation de la terre, ainsi que
du salariat : tel est le défi affronté par les villages zapatistes.
Ceux-ci protègent et valorisent la nature, la forêt, les cultures
vivrières, en premier lieu les variétés créoles de maïs et la vie des
sols... Et même si la pression du monde industriel, l'afflux d'argent et
l'attraction du mode de vie aliénant de la ville se fait sentir, les
zapatistes, grâce à une culture à la fois ancienne, ouverte et créative,
obtiennent d'indéniables succès. Les visiteurs peuvent les mesurer d'année
en année. Des champs de maïs et des potagers assurant leur alimentation
(en partie sur des terres "libérées" en 1994) aux organes
d'autogouvernement, en passant par les écoles, les cliniques et un système
de justice propre, les zapatistes apportent la preuve de la capacité des
communautés à résoudre elles-mêmes, en se coordonnant au sein des
municipios autónomos et des JBG, l'ensemble des problèmes qui peuvent se
poser à une population, pourtant en butte à de très difficiles conditions
d'existence.

Mais l'État mexicain, à quelque niveau que ce soit (fédéral, régional ou
local), et comme tout pouvoir qui se respecte, ne peut tolérer le
développement d'une telle autonomie.

En premier lieu à cause de l'exemple donné au reste des populations
indigènes du pays, elles aussi engagées depuis longtemps dans un processus
de résistance et de réorganisation... L'Oaxaca, le Guerrero, le Michoacán
et plusieurs autres États de la République sont en effet le théâtre de
mouvements de fond, manifestant l'exigence d'une récupération de terres et
d'une reconstruction culturelle, sociale et politique des peuples et
nations indiennes...

Par ailleurs, la montée des mécontentements face à la
hausse des tarifs de l'électricité, à la raréfaction et la cherté de l'eau
(accaparée par des entreprises privées), et au renforcement de la
répression policière contre les organisations populaires (notamment les
rares syndicats indépendants), au tarissement des envois des émigrés (7)
et, enfin, à la spirale de violence engendrée par les mafias du
narcotrafic contrôlant de fait l'ensemble des partis politiques
parlementaires, faisant chaque jour des dizaines de morts, exigent que ce
gouvernement né d'une fraude monumentale, épaulé par les forces les plus
réactionnaires du pays (en premier lieu les corps de police et l'armée),
fasse preuve de la plus grande fermeté.

Et puis, à quelques mois du double anniversaire de la lutte pour
l'indépendance du pays (1810) et du déclenchement de la révolution pour la
terre et la liberté (1910), la tension monte...

Enfin, dans le contexte général d'accentuation de la crise capitaliste
mondiale, l'extraordinaire richesse du Chiapas en eau, sa biodiversité,
des terres et un climat propices au développement de l'agro-industrie, son
énorme potentiel touristique et la grande quantité de minerais (8)
présents dans le sous-sol... rien de tout cela ne doit échapper à la
voracité des entreprises. D'importantes compagnies minières, notamment
canadiennes, se sont vu attribuer des concessions sur plus de 500 000
hectares. Les maquiladoras, ces usines démontables, circulant d'une région
à l'autre afin de profiter d'une main-d'œuvre travailleuse, soumise et bon
marché, facteurs de pollution environnementale et de dégradation sociale,
guettent elles aussi le gâteau chiapanèque, rêvant de ces jolies petites
indiennes, aux doigts si agiles...

La guerre de basse intensité

Menée depuis quinze ans contre le mouvement zapatiste, elle s'appuie sur
deux armes essentielles. La militarisation de l'État, tout d'abord. Une
bonne partie de l'armée fédérale (70 000 hommes, principalement des
troupes "d'élite") est basée en territoire indigène, prête à entrer en
action.

Le second volet de cette stratégie est la paramilitarisation. Il s'agit de
l'armement, la formation et la préparation d'une partie de la population
indienne à la guerre civile, contre le mouvement zapatiste et ceux qui le
soutiennent.

Pour accentuer cette division, l'outil principal est la privatisation des
terres. À travers des programmes officiels, tels le Procampo et le
Procede, il s'agit de rendre les paysans dépendants de l'aide du pouvoir,
de la technologie et des poisons "phytosanitaires", mais surtout d'en
faire de "petits propriétaires". Le gouvernement de gauche de J. Sabines a
été mis en place pour parachever cette opération consistant à offrir aux
familles un droit de propriété foncière. Faisant miroiter la possibilité
d'emprunter aux banques, grâce aux hypothèques, et même de vendre à "bon
prix" là où les projets touristiques ou les exploitations minières
stimulent la spéculation, cette "redistribution" a pour objectif la
rupture de la cohésion millénaire des communautés, leur organisation
horizontale, leur gestion participative et leur conscience aiguë d'un
destin collectif...

Les terres occupées en 1994 par les zapatistes et leurs alliés, désertées
par leurs "propriétaires" légaux, gelées par le gouvernement fédéral, sont
aujourd'hui l'enjeu du conflit. Les groupes paramilitaires se constituent
autour du projet d'attribution des parcelles à ceux qui en font la
demande, et acceptent au passage de devenir les supplétifs du pouvoir
municipal ou régional.

Les zapatistes, refusant toute concession sur ce plan (la terre ne se vend
ni ne s'achète), deviennent pour les individus leurrés par ces programmes
des empêcheurs de tourner en rond, des obstacles au progrès, etc.

L'offensive actuelle se prépare depuis plusieurs années. Il s'agit d'une
guerre d'usure, menée par un gouvernement et des partis politiques qui
n'ont jamais reculé devant la violence, les assassinats, les enlèvements
et la terreur. Les exemples récents de San Salvador Atenco, d'Oaxaca, et
plus anciens du massacre de la place des Trois-Cultures à Mexico, puis des
années de guerre sale entre 1970 et 1980 nous le rappellent. Une guerre
d'usure qui attend le prétexte de se transformer en agression brutale,
mortelle pour les communautés zapatistes. Il est difficile de prévoir
quand et comment l'étincelle mettra le feu aux poudres. Et les quelques
réactions plus ou moins véritablement indignées s'entendront probablement
très mal, dans un monde accommodé au conflit de basse intensité.

Les hommes "primitifs", nous disait Pierre Clastres, faisaient la guerre
pour que leur société reste à taille humaine, et empêcher qu'un pouvoir ne
s'installe durablement au-dessus d'elles (9). Les gouvernements des pays
"évolués" la font pour préserver les emplois, le mode de vie occidental,
voire pour lutter contre le réchauffement climatique. C'est probablement
pour cela que le Chiapas, demain, scandalisera moins encore que
l'Afghanistan aujourd'hui, bien moins que le Vietnam hier, ou l'Algérie
avant-hier.

L'EZLN n'obéit pas, quant à elle, à un parti politique, ni à un chef
tout-puissant. Elle est aux ordres des communautés en résistance. Ces
villages ont beaucoup appris, en cinq cents ans de domination, et c'est ce
qui fait la force du mouvement zapatiste. Mais il n'en est pas
infaillible, ni invincible pour autant.

L'espoir maya

Pour cette humanité maya qui ne veut pas disparaître (10), l'espoir se
trouve dans un sursaut des populations, un peu partout sur la planète.
Dans une objection massive, la désertion sans ambiguïté, la révolte
déterminée de ces millions, ces milliards d'hommes et de femmes qui
continuons, mécaniquement, à faire tourner la machine. Il reste donc
encore, manifestement, du pain sur la planche...


Novembre 2009 - Jean-Pierre Petit-Gras


(1) Perpétré en décembre 1997. En septembre dernier, vingt de ces
assassins ont déjà été libérés, sur ordre du gouvernement, plongeant la
population dans la stupeur et la colère. Les hauts responsables, Ernesto
Zedillo et son ministre de l'intérieur de l'époque, n'ont jamais été
inquiétés pour cette tuerie, effectuée alors que l'armée n'était qu'à
quelques centaines de mètres du petit village.

(2) Des membres du réseau toulousain d'achat collectif de café à la
coopérative zapatiste Yachil ont assisté cet été à une conférence de
presse donné par Chema et ses compagnons de l'OCEZ de Venustiano Carranza.

(3) Nous avons rencontré ce prêtre catholique lorsqu'il était curé de San
Andrés Sakamch'en de los Pobres. Nommé dans la région de Venustiano
Carranza, il s'est engagé aux côtés des villages qui résistent face aux
projets d'exploitation minière. Les autorités l'accusent d'organiser la
"subversion".

(4) L'OPDDIC (Organisation pour la défense des droits indigènes et
paysans) est un mouvement paramilitaire fondé par Pedro Chulín, député du
PRI qui avait déjà créé un autre groupe antizapatiste, le MIRA. L'Armée de
Dieu (el Ejército de Dios) est liée à une église évangéliste et au PRD, à
travers notamment des programmes d'"aide économique". Prétendant
rassembler 5 000 membres, elle s'est elle aussi distinguée par ses
agressions contre des bases d'appui zapatistes, et ses provocations contre
des communautés adhérentes de l'Autre Campagne lancée par les zapatistes,
qui s'opposent au passage sur leurs terres de la future autoroute San
Cristóba-Palenque.

(5) Lire les articles de Gloria Muñoz et Hermann Bellinghausen dans "La
Jornada" des 20 et 21 novembre 2009.

(6) À La Realidad, Oventik, Morelia, La Garrucha et Roberto Barrios.

(7) Les USA sont eux aussi plongés, semble-t-il, dans une dépression
durable...

(8) Pétrole, uranium, or ; en quantité non négligeable selon diverses
sources.

(9) Lire "Archéologie de la violence" (Éditions de l'Aube).

(10) Et celle des communautés kichwa de l'Equateur et du Pérou, des
mapuche du Chili et de l'Argentine, ou encore de ces indigènes du Paraguay
qui subissaient, il y a quelques semaines, les bombardements aux
pesticides des producteurs de soja transgénique brésilien. Ces gens qui
veulent nourrir la planète...

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