Secrétariat international de la CNT

Latelec, sous-traitant d’Airbus et du néo-colonialisme, face à la révolte de sa main d’œuvre tunisienne

Publié le lundi 14 juillet 2014

Tunis, le 19 juin 2014, après avoir épuisé tous les moyens qui étaient à leur disposition pour obtenir leur réintégration, deux ouvrières tunisiennes, licenciées par l’usine française Latelec entament une grève de la faim. Un an après leur licenciement, et trois ans après avoir créé un syndicat qui voulait combattre les cadences infernales et les salaires de misère imposés par la direction, ainsi que le harcèlement sexuel de la part des cadres hommes, aujourd’hui ces ouvrières préfèrent mourir que se taire.

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Les tunisiennes : une main d’œuvre bon marché pour le capitalisme aéronautique français

La société Latelec, filiale de Latécoère, fabrique des câblages aéronautiques pour les grandes multinationales françaises du secteur : Airbus, Dassault, SNECMA. En 1998, Latelec s'installe en Tunisie, dans la zone industrielle de Charguia, dans la banlieue de Tunis. En 2006, au sein de la zone industrielle d'El Mghira, non loin de la ville de Fouchana et du gouvernorat de Ben Arous, à quelques kilomètres au sud de Tunis, Latelec ouvre une deuxième usine. C'est dans cette dernière qu'une lutte d'ouvrières tunisiennes débute au début de l'année 2011, dans le souffle de la révolution partie des régions intérieures marginalisées – insurrection de Redeyef en 2008, et soulèvement du gouvernorat de Sidi Bou Zid qui s'étend à tout le pays en décembre 2010 et janvier 2011.

230 ouvriers travaillent à l'usine Latelec de Fouchana, 90% sont des femmes. Elles réclament des salaires dignes, le paiement des heures supplémentaires, des congés qui leur sont refusés, et la fin des insultes et du harcèlement sexuel qu'elles subissent de la part des cadres locaux et dirigeants français.

Le salaire n'est pas seulement trop bas, les conditions de travail sont terribles, nous subissons des insultes, du harcèlement sexuel, des abus envers le code du travail et la loi tunisienne. Ils ne respectent même pas le code du travail, il y a beaucoup d'heures sup' et nous n'avons pas le droit de dire non. Nous risquons le licenciement, des sanctions, des jours de mise à pied. Les heures sup' sont normalement encadrées par la loi, c'est à dire que la loi permet à la société de dégager des heures supplémentaires, 20 heures par mois par employé. Mais nous travaillons 60 à 70 heures par semaines, nous travaillons 3 à 4 heures de plus par jour et nous revenons pour travailler le week-end, nous explique Sonia Jebali, une des grévistes de la faim.

En mars 2011, elles créent une section syndicale UGTT, syndicat « de base » dynamique, et indépendant de la bureaucratie syndicale tant régionale que nationale, afin de satisfaire leurs revendications, mènent plusieurs grèves, et arrivent à gagner sur différents points grâce à la lutte, notamment le paiement des heures supplémentaires et par conséquent l’embauche de nombreuses salariées. Mais la question de l’établissement d’une grille de salaire correspondant au travail effectué a été le combat le plus dur. Jusqu'à aujourd'hui, la direction française de Latelec ne se contente pas de repousser d'un revers de la main leurs demandes, elle réprime violemment ces ouvrières tunisiennes qui ont osé hausser le ton. Après les promesses mensongères qu'elles surent déjouer, suivirent les menaces de morts, les passages à tabac dans l'usine, les propositions de corruption au bureau de la section syndicale de Fouchana (comme cela a certainement pu être fait dans l’autre site Latelec pour y maintenir le silence), et finalement le licenciement en avril 2013. Les déléguées syndicales sont licenciées, mais aussi des membres de la « ceinture syndicale », c'est à dire les plus actives et politisées, dix ouvrières au total. Quant aux ouvrières encore en poste, elles ne touchent toujours pas plus de 120 euros par mois (un peu plus de 240 dinars), et sont de nouveau contraintes de réaliser de nombreuses heures supplémentaires non payées sous la pression d'une direction qui a réussi à « virer » les « éléments subversifs ».

Des ouvrières syndiquées qui dégradent « l'image de marque » d'Airbus

Pendant une longue année, les ouvrières licenciées ne renoncent pas à leurs droits, certaines d'entre elles partent en France pour tenter de trouver du soutien chez les syndicats, notamment à Toulouse, où se trouve le siège de Latécoère. La mobilisation continue en Tunisie, où plusieurs manifestations sont organisées devant l'ambassade de France. Ce qui vaudra à Airbus de porter plainte contre ces femmes, déjà licenciées, pour atteinte à son « image de marque ». Mères de famille, certaines reçoivent aussi des plaintes des banques, dont elles ne peuvent plus rembourser les crédits. Début mai 2014, cinq des ouvrières licenciées sont réintégrées, mais pas les autres, et surtout pas les déléguées, sans lesquelles le syndicat ne peut plus exister légalement.

Le 19 juin, les deux déléguées débutent donc leur grève de la faim dans les locaux de l'inspection du travail à Tunis, avant d'en être délogées par la police. Elles se replient dans les locaux de l'UGET (union générale des étudiants tunisiens). Alors que l'union régionale UGTT de Ben Arous, à laquelle est reliée l'usine de Fouchana, appelle à la grève les 16 et 17 juillet, sous la pression des ouvrières, la direction régionale et nationale de l'UGTT fait durer un silence embarrassant, alors que le gouvernement tunisien ignore purement et simplement ces tunisiennes qui font face toutes seules aux patrons français.

Monia Dridi, une des déléguées syndicales licenciées envoie dès octobre 2013 son message à l’Élysée :

L’État français, François Hollande, a une responsabilité directe dans la situation. L’État est actionnaire d'Airbus dont Latécoère est sous-traitant. Lorsque Hollande vient en Tunisie pour parler des droits de l'homme, qu'il commence par s'occuper de nous. Nous voulons des actes pas des paroles, pour voir si la France respecte les ouvriers en Tunisie.

Elie Octave et Julie C.


Ferme la porte derrière moi

et torture-moi de nouveau à ta guise
verse mon sang de nouveau
voilà que je me mets en grève
et refuse de m'asseoir en enfer
voilà que je renie celui que j'aime
et que je souffre
au fond du dernier cercle(...)
Samih Al Qassim – Grève en enfer

Entretien avec Monia Dridi et Sonia Jebali déléguées syndicales de l'usine SEA Latelec, site Fouchana, licenciées abusivement le 15 avril 2013

(Oct. 2013)

Présentez-vous comme vous voulez

Dridi Monia, syndicaliste UGTT au sein de la SEA Latelec, groupe Latécoère. J'ai terminé mes études, je suis une technicienne supérieure de direction et d'administration. J'ai été intégrée à la SEA Latelec en octobre 2006.

Jebali Sonia, secrétaire générale du syndicat UGTT Latelec. J'ai fait des études de technicien informatique.

Pouvez-vous nous parler un peu de Latelec ?

Sonia : La société Latelec fait partie du groupe Latécoère, c'est d'abord une société aéronautique qui est l'une des premières du monde dans ce secteur. Le premier client c'est Airbus, le deuxième c'est Dassault. La société a été créée en Tunisie en 1998. Dès le début, elle s'est implantée à Tunis dans le quartier de Charguia, et ensuite en 2006 dans le gouvernorat de Ben Arous, à Fouchana. Moi et Monia, nous avons intégré cette société en 2006. Nous sommes à 90% des ouvrières femmes. Pour clarifier quelque chose de très important, la direction, lorsque elle recrute des ouvriers demande certains critères. Elle demande un certain niveau, le bac, la langue française, « l'intelligence et la concentration ». Il faut passer par des tests écrits, et si nous les réussissons nous passons par un jury. Enfin, nous avons une formation d'un mois et demi. Pendant cette formation, il y a encore des tests et des jurys. Si on réussit ces derniers, nous avons six mois de parrainage pour apprendre à fabriquer le produit d'Airbus.

Monia : Il y a six mois d'apprentissage théorique puis six mois de pratique au cours desquels nous sommes parrainées par un ouvrier avec de l'ancienneté pour être finalement recrutées.

Sonia : C'est à dire que nous ne travaillons pas encore, il y a tout le temps quelqu'un à côté de nous pour nous guider, et le produit que nous réalisons est contrôlé deux fois, pour éviter les défauts graves. On nous demande donc un certain niveau, et nous ne pouvons pas dire que notre salaire et nos conditions de travail correspondent à ces exigences. Le salaire n'est pas seulement trop bas, les conditions de travail sont terribles, nous subissons des insultes, du harcèlement sexuel, des abus envers le code du travail et la loi tunisienne. Ils ne respectent même pas le code du travail, il y a beaucoup d'heures sup' et nous n'avons pas le droit de dire non. Nous risquons le licenciement, des sanctions, des jours de mise à pied. Les heures sup' sont normalement encadrées par la loi, c'est à dire que la loi permet à la société de dégager des heures supplémentaires, 20 heures par mois par employé. Mais nous travaillons 60 à 70 heures par semaines, nous travaillons 3 à 4 heures de plus par jour et nous revenons pour travailler le week-end. Nous n'avons pas le droit de dire non. Et on nous paye seulement les 20 heures supplémentaires, le reste c'est du travail gratuit pour la société. La direction n'accorde pas les congés selon la loi. Normalement, nous avons 15 jours de congés par an, la direction n'accorde que 10 jours. Pour parler, pour dire “non”, face à ces abus, nous ne sommes que des employées avec des contrats à durée déterminée, c'est grave.

Vous étiez toutes les deux en CDD ?

Monia : Oui, pour avoir un contrat à durée indéterminée, il faut avoir travaillé plus de 4 ans. Mais quand tu es recruté, tu enchaînes les contrats qui oscillent entre quelques mois et un an.

Vous pouvez revenir sur l'expérience du syndicat et de ce que ça à changé pour vous ?

Sonia : On y arrive. Il fallait avoir un syndicat pour nous défendre, mais nous ne pouvions pas le faire puisque nous étions tous contractuels, avec des CDD. Nous avons donc dû attendre d'être titulaires, c'est à dire au bout de 4 ans et cinq jours. Comme l'entreprise avait été fondée en 2006, les ouvriers qui voulaient monter le syndicat ont dû attendre durant toute cette période. Et c'est le 18 mars 2011 que nous avons créé notre syndicat. Dès le début, nous avons axé notre travail syndical sur l'amélioration des conditions de travail.

A quelle branche de l'UGTT avez-vous été relié à ce moment là ?

Monia : A l'union régionale de Ben Arous. Et à la fédération de la métallurgie. Depuis 4 ans, nous avions déjà beaucoup discuté, les gens étaient mobilisés parce qu'il y avait de nombreux abus. Ce n'était pas après une simple réunion que l'idée du syndicat est venue. Dès le début, l'idée était là, mais nous devions attendre d'avoir nos CDI pour pouvoir le créer.

Sonia : Puis nous avons contacté l'UGTT, pour faire des cartes et un syndicat. Nous avons travaillé tout de suite sur les harcèlements sexuels, sur les insultes. Nous avons plusieurs fois menacé la direction de grève pour que cessent les harcèlements sexuels, c'est à dire par la force, et nous avons fait arrêter les insultes.

C'est à dire “par la force”, comment vous y êtes-vous prises ?

Sonia : Nous avons dit à la direction que si vous ne dites pas à “ce monsieur” d'arrêter les harcèlements, nous allons demander un préavis de grève. C'est à dire “vous avez le choix”. Pour les insultes, par exemple, il y avait une chef d'équipe, à laquelle nous avons demandé dans une réunion l'arrêt des insultes envers les employés. Peu après, cette même chef d'équipe s'est mise à crier des insultes en plein travail à une équipe de contrôle. Tous les employés qui ont entendu ça se sont immédiatement mis en grève en demandant d'être respectés. C'était une grève de deux heures.

C'était quand ?

Monia : Au début du syndicat, à la fin de l'année 2011.

Sonia : Tout le monde a arrêté la production. La direction a envoyé les responsables du site, les DRH...

C'était la première grève ?

Sonia : Ce n'était pas vraiment la première grève, mais la première réaction.

Monia : Parce que c'était vraiment d'énormes insultes, on ne pouvait pas travailler comme ça, ce n'était pas possible ! Nous avons discuté avec la direction : il faut organiser la relation entre les chefs d'équipe, les maîtrises et les employés. Il y a un règlement interne de la société, tu n'as pas le droit de m'insulter de “bête”, c'est illégal.

Combien étiez-vous ?

Monia : Nous étions 230 employés.

Sonia : Il y avait 87 syndiqués. La direction a dû employer 220 personnes en plus suite à notre action.

Comment vous faisiez pour vous organiser avec un si grand nombre ?

Monia : C'était beaucoup de monde, et ces adhésions ont eu lieu en décembre 2010, avant 2011, sous Ben Ali.

Sonia : Sérieusement, nous n'étions pas soutenu par la direction de l'UGTT, surtout avec Ben Ali. Je ne sais pas si aujourd'hui ça a changé. Mais avec Ben Ali, il y avait zéro confiance. 87 membres sur 230 salariés, c'était déjà bien. Généralement, nous faisions les réunions dans le réfectoire, pour savoir qui va aller à l'UGTT pour ramener les cartes d'adhérents. Puis, nous sommes allés voir l'UGTT pour être affiliés au syndicat. Nous avons voté pour élire nos représentants, les noms qui sortirent furent : Sonia Jebali, Monia Dridi, Rym Sbouai, Laroussia Nahdi, Boutheyna Nahali, Issam Mejri et Ahmed Mansour. Mais Ahmed Mansour n'a pas voulu s'opposer à la direction et il n'a pas voulu assurer ses fonctions. Nous sommes restés, cinq filles et un garçon. Nous avons donc travaillé sur les heures sup', pour que le cadre légal tunisien soit respecté par Latelec. Nous avons montré que la direction n'avait pas le droit d'obliger les salariés à faire plus d'heures que le cadre légal. La direction a donc été obligée de recruter 220 personnes en plus.

A quelle date ?

Sonia : Cinq mois après la création du syndicat (août 2011). Et à chaque fois qu'un salarié devenait titulaire, nous faisions respecter le cadre légal des heures sup'. C'est ça qui a forcé la direction a recruter plus de salariés, le temps de travail avait baissé.

Du coup vous avez doublé les effectifs.

Monia : Et le travail a été divisé par deux.

Sonia : Ensuite, nous avons travaillé sur les congés. En Tunisie, sur ce point, l'employeur fait ce qu'il veut. Nous avons établis des procès verbaux (PV) pour tenter de rattraper des congés de 2009 et 2010 qui n'avaient pas été accordés. En principe, nous voulions que ces PV s'appliquent sur les deux sites de Fouchana et Charguia...

Le syndicat est-il valable pour les deux sites ?

Monia : Non, à Charguia il y a un syndicat favorable à la direction.

A Charguia, les employés font le même travail ?

Sonia : C'est le même travail.

Le nombre d'employés est de 400 sur les deux sites ?

Sonia : Non, 400 c'est à Fouchana, à Charguia c'est entre 450 et 500.

A Charguia, ils ont été aussi obligés de recruter deux fois plus d'employés ?

Sonia : Non, à Charguia ils ont un syndicat, mais... Le syndicat n'était pas fort. Il faut savoir que le site de Charguia existe depuis 1998, depuis plus de dix ans. Les salariés titulaires du site de Charguia pourraient donc refuser les heures sup', sur ce point les deux sites différent.

Mais vous avez des liens avec le syndicat de Charguia ?

Monia : Nous avons essayé, mais il n'y en a pas trop. Lorsque nous sommes allés les voir pour travailler ensemble sur les conditions de travail, ils ont refusé. Ils disaient que chez eux il n'y avait aucun problème.

Sonia : Nous avons discuté avec eux sur les congés en leur expliquant ce que nous permettait la loi tunisienne. Ils nous ont dit qu'ils ne voulaient pas avoir de problème avec la direction, que c'était à l'employeur de décider. Ils ne voulaient pas faire usage de la force, des préavis de grève. Nous avons donc travaillé sur les congés au niveau du gouvernorat en l'absence du syndicat de Charguia.

Vous n'avez pas établi de liens avec des syndiqués de base, en-dehors de la direction du syndicat ?

Sonia : Le problème c'est que nous n'avons pas le droit selon la loi.

Monia : Charguia appartient à l'UGTT Tunis et Fouchana à l'UGTT Ben Arous.

Sonia : Selon la loi nous n'avons pas le droit.

De quel droit s'agit-il ?

Sonia : De parler avec les employés du site de Charguia en tant que représentant syndical du site de Fouchana. Nous avons seulement le droit d'agir au sein du syndicat de notre gouvernorat. Nous ne pouvons que parler aux employés de Ben Arous.

D'accord, vous ne pouvez pas vous rendre sur les sites de travail, mais en dehors ?

Sonia : On peut, nous avons fait des réunions, avec les responsables et les employés, en-dehors du site, dans des cafés, en leur expliquant ce que la loi pourrait leur apporter sur les conditions de travail, les heures sup', les congés... Ils nous ont dit que nous avions raison, mais qu'ils attendaient que leur syndicat bouge, qu'il leur propose quelque chose. Mais leur syndicat nous a attaqué, en disant que nous faisons n'importe quoi, que la direction connaît mieux la loi que nous, qu'il faut que nous nous calmions.

Qui vous disait ça exactement ?

Monia : Le syndicat de base de Charguia, UGTT Charguia.

Sonia : Il leur disait de se calmer, qu'ils allaient perdre leur travail...

Monia : Qu'il ne faut pas entrer en conflit avec la direction, qu'il y a du chômage et qu'il ne faut rien risquer.

Sonia : Nous nous sommes retrouvées toutes seules à demander nos droits. Nous avons aussi demandé une réévaluation de nos salaires, qui sont vraiment trop bas. Et parler des salaires à une direction qui refuse d'appliquer la loi tunisienne, c'est très difficile. Nous nous sommes appuyées sur notre cadre de loi pour obtenir des “classifications professionnelles”. Notre convention collective, celle de la métallurgie, nous permet de le faire. Avec l'aide d'un avocat, et de camarades de l'UGTT, nous avons donc fait ce projet de classification professionnelle pour que chaque employé soit classé selon ses qualifications.

Vous avez donc produit une grille de salaire ?

Sonia : Oui et la direction l'a bien sûr immédiatement refusé. Lorsque nous sommes allés lui proposer, le PDG m'a pris le projet de grille de salaire des mains, l'a jeté par terre et m'a dit : « Quittez mon bureau, je ne suis pas là pour lire ces merdes de PV ».

« Ces merdes de PV » ça ce sont les paroles du PDG de Latelec du site de Fouchana ?

Sonia : Oui.

Monia : C'était le directeur général, il avait en charge les sites de Fouchana et Charguia. C'est un français.

Comment s'appelle-t-il ?

Monia : Christian Bonnet.

Sonia : Il a été remplacé par Gerard Flion, puis par l'actuel responsable : Daniel Berardo. Face au refus initial du projet de classification, nous avons décidé de faire grève. Nous avons discuté du meilleur moment pour lancer le préavis, par apport à l'activité de l'entreprise, aux commandes. Nous voulions les pousser à négocier le projet de classification, après avoir réussi à obtenir l'arrêt des heures supplémentaires non payées et le recrutement de nouveaux salariés.

C'était votre premier préavis ?

Sonia : Oui. A ce moment là, la direction nous a envoyé monsieur Philippe Burello pour négocier avec nous du projet de classification. La direction a été obligée de négocier le projet. Christian Bonnet a été remplacé, et nous nous sommes réunis plusieurs fois. Dans chaque réunions ils étaient présents avec l'avocat de la société. A chaque fois, nous reportions notre grève et nous redonnions une chance à la direction. Parfois, nous repoussions la discussions de quinze jours, parfois d'un mois. Pendant cette période, la direction a aussi tenté de nous acheter. Et imaginez, nos salaires sont de 120 euros. On nous a proposé des salaires de cadres, 750 euros.

Ils ont proposé ça aux délégués ?

Monia : Pour les six délégués.

A votre avis la direction a acheté les délégués de Charguia de cette façon ?

Monia : J'en suis certaine.

Sonia : Je ne sais pas, je n'arrive pas à l'admettre. Qu'est-ce que ça veut dire par apport au travail syndical ?

Monia : Moi j'en suis certaine, il y a un cas...

Sonia : Si on accepte d'être acheté, on tue le travail du syndicat. Je ne veux pas l'imaginer...

Monia : Je suis sûre qu'il y en a qui ont été achetés, et je peux te raconter comment.

Sonia : On nous a proposé des salaires de cadres et je me souviens de l'avocat qui prend son stylo et note sur un papier le salaire qu'ils nous proposent. Mohamed Ali, le secrétaire général de l'UGTT Ben Arous était assis à côté de nous, ils étaient en face de nous et ils nous disaient : « Alors, combien vous voulez être payées ? »

Monia : Je leur ai répondu que si nous sommes réunis ici, ce n'est pas pour discuter de mon salaire, du salaire de Sonia, de Rym, non, mais du salaire des employés de la SEA Latelec.

Sonia : L'avocat a continué, il a écrit le montant d'un salaire sur un papier, nous l'a tendu et à dit : « Ça va comme ça ?

Que faisait la direction de l'UGTT ?

Sonia : Il n'ont rien dit. Le syndicat nous a laissé seul face à la direction. Je ne vois pas ça comme quelque chose de négatif, il nous ont laissé le terrain.

Quand se sont déroulées ces rencontres ?

Monia : C'était en mars et avril 2012, jusqu'en mai 2012, quant nous signons finalement le projet.

Sonia : Il y a eu 8 mois de négociations à partir d'octobre 2011, lorsque nous proposons notre projet de classification. Nous déposons le premier préavis en mars 2012, et nous le repoussons plusieurs fois durant les négociations jusqu'en mai.

Et en mai ?

Sonia : La direction nous a menacé de licenciement devant l'inspecteur du travail et devant le secrétaire de l'union régionale de l'UGTT de Ben Arous. Et nous sommes même arrivé jusqu'aux menaces de mort de la part de Gerard Flion.

Des menaces de mort !

Sonia : Oui, quelques jours avant l'issue du préavis de grève.

Monia : Et même de la part de l'avocat.

Sonia : Ils ont fait ça après les réunions, après que nous ayons signé le préavis de grève. Imaginez, vous êtes entrain de rentrer à la maison, ils ont une voiture, ils passent très vite...

Monia : Il nous disaient : « Qu'est-ce que vous croyez obtenir avec ce préavis, vous ne préférez pas avoir un meilleur salaire ? ».

Sonia : « Regardez le syndicat du site de Charguia, qui est un syndicat intelligent, les ouvrières travaillent bien. Je ne suis pas là pour vous menacer, je suis comme votre frère, il faut me comprendre. Je sais très bien que c'est l'employeur qui décide en Tunisie, je le sais mieux que votre Président. Réfléchissez bien Monia, Sonia et Rym, vous devez prendre le bon chemin.» Ils disaient ça devant tout le monde.

Monia : Finalement, ils acceptent de signer le projet de classification le 21 mai, et de réaliser une augmentation de 30%, mais seulement pour les cadres. Vu la hauteur des salaires, ça restait peu, mais quand même, c'était un bon projet.

Sonia : A ce moment là, nous sommes passés de 87 syndiqués à 420 syndiqués sur 450 employés, soit près de 90%.

Monia : Et la direction a commencé la répression. Tout d'abord, ils ont nommé Gérard Flion responsable du site de Fouchana. Lorsque nous avons fait la première réunion avec lui, ils nous a dit tout de suite qu'il était là pour limiter l'action de notre syndicat « têtu ».

Sonia : Puis, en juillet, François Bertrand, le président du groupe Latécoere, s'est déplacé en Tunisie. Nous avons fait une réunion avec ce monsieur sur le site de Charguia. « Je suis venu pour écouter vos demandes : en avez-vous d'autres hormis le projet de classification ? » Nous lui avons répondu que pour le moment nous étions satisfaits. « Et demain, qu'est-ce que ça veut dire pour vous satisfait ? » Nous lui avons répondu que nous n'avons pas d'autre revendication que le respect de la part de la direction, pour que nous puissions travailler dans les meilleures conditions. Il nous a promis qu'il allait travailler sur le respect, sur les rapports entre les cadres et les ouvriers. Mais après cette réunion, après nos congés annuels, le 17 septembre 2012, nous avons appris que la direction avait créé un autre syndicat. C'était un syndicat de cadres constitué de moins de 30 personnes. Daniel Berardo, le responsable des deux sites, nous a convoqué dans une réunion le 19 septembre pour réviser le PV qui accordait l'augmentation des salaires de 30%. Cette augmentation concernait justement les cadres et pas les simples exécutants. Il refusait de signer le PV du mois de mai qu'il ne considérait pas comme valable. Le 19 septembre, nous nous sommes donc retrouvés avec tous les cadres de l'entreprise dont Daniel Berardo et Gerard Flion, et les membres du deuxième syndicat. La salle était pleine, nous n'avions même pas de chaise pour nous asseoir. Nous leur avons demandé ce qu'ils voulaient négocier avec nous, étant donné que cette réunion avait seulement lieu pour que Daniel Berardo signe le PV établit en mai 2012. L'avocat a pris la parole pour nous indiquer que nous pouvions gagner quelque chose « si nous étions intelligentes. Vous avez obtenu une augmentation trop importante, 30% c'est impossible de vous accorder ça, soyez compréhensives. Le nouveau syndicat des cadres et maîtrises est plus intelligent, ils sont plus cultivés que vous, ils connaissent mieux le travail. Ou bien vous laissez le syndicat des cadres et maîtrises travailler, et vous vous effacez, ou bien vous savez très bien ce qui vous attends. Vous êtes intelligentes, vous allez faire le bon choix.»

Le syndicat maison, c'est un syndicat de Latelec ?

Sonia : C'est un syndicat CGTT de Latelec.

C'est quoi le salaire des cadres à Latelec ?

Sonia : Entre 1500 et 5500 dinars (750 et 2750 euros). Contre 120 euros pour les simples ouvriers.

Si je comprends bien, ils ont essayé de donner la représentativité à la CGTT et pas à vous ?

Sonia : Oui, ils m'ont arraché le PV de mai 2012 des mains et ils l'ont donné à la CGTT. Nous sommes sorties de la réunion et nous sommes allés à l'UGTT pour raconter ce qui s'était passé. Ils nous ont conseillé de mettre un bandeau rouge de protestation lorsque nous reprendrions le travail le lendemain. Mais le lendemain, nous avons trouvé l'usine fermée avec une feuille sur l'entrée qui disait : « Suite aux incidents provoqués par le syndicat UGTT (insultes et séquestration) contre la direction, nous avons décidé de fermer l'usine jusqu'à nouvel ordre.»

Ils vous ont accusé de séquestration ?

Monia : Oui, Sonia, Monia et Rym, qui sommes maigres, contre eux.

Sonia : Ce n'est pas le fait d'être maigre, pourquoi nous séquestrerions la direction ? Nous pouvons seulement faire un préavis de grève.

Monia : A trois nous ne pourrions même par séquestrer Gerard Flion !

Sonia : En France, les syndicats le font parfois, mais nous ne le faisons pas ici, la loi ne nous protège pas autant. La direction a informé l'inspection du travail qu'elle était prête à ouvrir l'usine au 26 septembre à condition que les six délégués de l'UGTT n'y pénètrent pas. Les ouvriers ont tous refusé de reprendre le travail et de se solidariser avec leur syndicat. Daniel Berardo et Gerard Flion sont sortis devant l'usine pour déclarer aux ouvriers qu'ils maintenaient leur position, que ceux qui voulaient travailler était bienvenus mais que les autres restent avec le syndicat en dehors de la société. Pendant trois semaines, aucun ouvrier n'est rentré dans l'usine. C'était pendant la période de l'aïd, qui avait lieu en octobre 2012. Aucun ouvrier n'a pu acheter un mouton.

Pendant ce temps là l'usine était fermée par la direction ?

Monia : Oui, c'est eux qui ont décidé de la fermer, tant que nous serions là.

Sonia : Et ils disaient que ces trois semaines leur avait fait perdre 16 millions d'euros. En juillet, François Bertrand nous promettait le respect. Nous avons vu en quoi cela consistait : une usine fermée et le licenciement des délégués syndicaux. Merci pour la promesse. François Bertrand est revenu en Tunisie le 8 octobre pour signer un PV avec Mohamed Ali Alboughdiri, le secrétaire général de l'UGTT de Ben Arous, et les délégués du nouveau syndicat.

A ce moment là, l'UGTT vous a donc soutenu.

Sonia : Pour signer les PV, il faut un membre de l'UGTT, ils étaient donc obligés de faire appel à lui. Ce sont les ouvriers qui ont maintenu la pression, il faut dire la vérité.

Monia : Ce sont eux qui ont obligé l'UGTT à se positionner.

Et le 8 octobre, Latelec tente de contourner le précédent accord qui avait été signé par l'UGTT ?

Sonia : Le 8 octobre, lorsque nous sommes arrivés devant l'usine, la direction a refusé de nous ouvrir les portes. Peu importait la décision du PDG François Bertrand, la direction du site avec à sa tête Gerard Flion et Daniel Berardo avait décidé de licencier les syndicalistes. Ce jour là, nous sommes arrivés avec Mohamed Ali Alboughdiri et avec le gouverneur de Ben Arous, parce que c'était une fermeture illégale. Lorsqu'ils ont trouvé l'usine fermée, ils ont demandé d'entrer à la direction pour comprendre ce qui se passait. A l'intérieur, Mohamed Ali Alboughdiri a été frappé et menacé de mort. Ils ont essayé de l'obliger de signer un papier dans lequel il acceptait le licenciement de Monia Dridi, Sonia Jebali et Rym Sbouai. Comment un responsable de l'union régionale allait licencier des syndicalistes, c'est dingue. Il a refusé de signer. Le gouverneur a dû appeler la police pour faire sortir Mohamed Ali Alboughdiri de l'entreprise. Il avait ses vêtements déchirés et le visage gonflé. Ils l'avaient frappé avec des agrafeuses, avec des bouteilles...

Mais qui a fait ça ?

Sonia : Les cadres, des femmes et hommes, pendant que Daniel Berardo regardait les bras croisés. Mohamed Ali a porté plainte, et jusqu'à maintenant, nous n'avons aucune nouvelle du tribunal. Cela fait plus d'un an que nous n'avons aucune nouvelle de la plainte. Lorsqu'il était sorti de l'entreprise ce jour-là, il est venu nous voir pour nous empêcher de rentrer dans l'usine, surtout moi et Monia, car il était sûr qu'ils allaient nous tuer.

Qui sont ces gens, ces cadres ?

Sonia : Ce sont des Tunisiens. Les responsables de production, de qualité, de logistique...

Ils ne sont pas dans les mêmes locaux que vous ?

Sonia : Généralement nous sommes séparés, ils sont dans les bureaux de la direction. Ils ne sont pas dans les ateliers, sauf le responsable de production qui y vient parfois. Les chefs d'équipe sont aussi avec nous, c'est eux qui nous insultaient, nous harcelaient. Et bien sûr les responsables français n'hésitent pas à se servir d'eux contre nous.

Que s'est-il passé après le 8 octobre 2012 ?

Sonia : François Bertrand est revenu le 18 octobre avec un responsable d'Airbus. Le 18 octobre, la direction a refusé de se réunir avec le bureau exécutif de l'UGTT à Tunis. Les membres du bureau national de l'UGTT étaient dans une pièce, François Bertrand et le responsable d'Airbus dans une autre, et des membres de l'inspection du travail en Tunisie faisaient la navette entre les deux. C'est incroyable comme ils nous méprisent. Respectez les organisations tunisiennes, respectez les syndicats ! Respectez notre pays, et nous les simples ouvrières ! Daniel Berardo nous a dit : « Vous les arabes, les Tunisiens vous êtes comme des animaux dans une forêt, vous n'avez même pas de texte de loi pour vous organiser et vous me demandez de respecter la loi.» Il m'a dit : « La loi, quelle loi ? Vous êtes comme des animaux.»

Vous l'avez déjà enregistré ?

Sonia : Non, malheureusement nous n'avons pas le droit...

Tout à l'heure vous parliez aussi de la corruption des syndicalistes de Charguia par cette direction...

Monia : En septembre 2012, pendant l'arrêt du travail imposé par la direction sur le site de Fouchana, lorsque les employés ont refusé de rentrer dans l'entreprise sans l'équipe syndicale, la direction a fait appel au syndicat de Charguia pour que les employés de leur site viennent travailler à la place des employés de Fouchana. Et nous avons dû barricader l'entrée pour ne pas qu'ils rentrent. Je ne crois pas qu'un syndicaliste qui aide ainsi la direction pour attaquer d'autres syndicalistes grévistes ne soit pas acheté. Dans une réunion, l'un de leurs responsables syndicaux s'est pris une chaussure dans la tête de la part d'un ouvrier de Charguia qui lui a dit : « Tu es avec nous depuis plus que dix ans et tu n'as rien fait, le syndicat de Fouchana a organisé les congés, a obtenu la fin des heures supplémentaires, a obtenu des augmentations importantes, où êtes-vous ? ». Ce syndicat nous déteste et aide la direction, il y a une sorte de jalousie ou je ne sais pas quoi.

Après le 18 octobre que se passe-t-il ?

Sonia : Alors que François Bertrand et l'UGTT sont dans deux salles différentes, il est établi un PV qui indique le retour au travail de tous les employés et de leurs délégués syndicaux. Mohamed Ali Alboughdiri nous a conseillé, moi et Monia, de prendre un congé d'un mois pour nous éloigner, parce que les menaces à notre encontre étaient vraiment sérieuses. Ils m'ont accordé un congé d'un mois, mais ils l'ont refusé à Monia. Je peux dire que j'ai vraiment eu la mort devant moi quand je croisais le regard des cadres. Après mon congé, le 19 novembre, la direction a refusé que je ré-intègre l'entreprise.

Monia : A ce moment là, l'usine était vide, il n'y avait plus de produit, plus de travail, mais nous venions quand même à l'usine pour marquer notre présence.

Sonia : A l'heure actuelle, alors que nous sommes licenciés et que le syndicat est inactif, la direction a repris les habitudes d'autrefois, avec des heures sup' non payés, et des sanctions pour ceux qui refusent. Depuis deux semaines que nous sommes en France, nous parlons à des ouvriers, et c'est ce qu'ils continuent de nous dire.

Vous êtes allé un peu vite, pendant combien de temps la production est à l'arrêt et à quel moment vous faites-vous licencier ?

Sonia : En septembre 2012, il n'y avait pas d'activité dans l'usine. Selon la loi, la société avait donc le droit de suspendre les contrats de tous les contractuels. La direction a affirmé qu'il ne s'agissait pas d'une baisse de cadence, c'est un transfert temporaire du produit à Tarbes et à Toulouse. Gérard Flion nous a directement affirmé que c'était pour changer les équipes du site de Fouchana. Ils ont arrêté les 200 contractuels, les mêmes qu'ils avaient été obligés d'intégrer l'année précédente. C'était aussi licencier 200 contractuels qui avaient adhéré à l'UGTT et commençaient à défendre leurs droits. Ils ont tué la moitié de notre force. En France, ils ont fait signer des contrats qui ne dépassaient pas 10 jours à des contractuels, ils ont recruté 180 personnes comme ça à Tarbes, Toulouse et Montpellier.

Vous en avez rencontré ?

Monia : Seulement par téléphone. Nous avons rencontré des syndicalistes français à Toulouse.

Sonia : Nous avons parlé au téléphone avec une représentante du syndicat français de Latelec. Elle nous a dit qu'il avait beaucoup de problèmes avec les intérimaires et les contractuels et qu'ils n'avaient pas le temps de s'occuper de nous. Et elle a raccroché.

Il s'agit de quel syndicat ?

Monia : De la CGT.

A partir du 18 octobre, toi Sonia tu ne peux donc plus rentrer dans l'entreprise ?

Sonia : Ils sont obligés de me reprendre le 23 novembre. Mais à partir de décembre, sur une période de trois mois, ils licencient tous les contractuels. Enfin, ils ne les licencient pas, ils ne les renouvellent pas.

Monia : Décembre, janvier, février, mars et même avril.

Sonia : Ils ont divisé la production du produit pour Dassault d'un tiers sur le site de Fouchana, et les deux tiers restant sur le site de Charguia, où il y a le syndicat maison. Une partie des titulaires de Fouchana a été envoyée sur l'autre site. Il ne restait que 120 ou 130 personnes à Fouchana. Ils ont fait des procédures disciplinaires pour les filles qui nous soutenaient le plus « la ceinture syndicale », pour refus de travail. Mais quel refus de travail ? Il n'y avait pas d'activité. Cela permettait à la direction de se débarrasser des titulaires gênants et de les remplacer par des contractuels avec une justification légale. Le 3 avril 2013, il y a donc eu un conseil de discipline pour refus de travail. Nous leur avons répondu que c'était illégal vu qu'il n'y avait pas de travail. Ils nous ont répondu : « Oui, ce que nous faisons est illégal, et qu'est-ce que vous allez faire ? » Les ouvriers qui avaient lutté pour créer le syndicat, comme le souhaitait Gérard Flion, ont tous été licenciés. Nous avons fait un sit-in de deux jours, ceux qui étaient licenciés à l'inspection du travail, et les autres dans l'usine pour dire que ces licenciements étaient illégaux. Le ministère des affaires sociales a appelé la direction pour négocier l'annulation des licenciement. Il y a eu une réunion dans les locaux du ministère où nous étions présentes. Le ministre a affirmé que les licenciements étaient illégaux. La direction a maintenu sa position, tout en fixant un autre rendez-vous une semaine plus tard. A cette seconde réunion, nous avons été empêchées de rentrer dans les locaux par la direction qui nous a remis des documents signifiant notre suspension de travail. Le 15 avril, moi, Monia et Rym, nous sommes rentrées à la maison, nous étions suspendues. Le 19, un huissier est venu chez nous pour nous demander pourquoi nous avions empêché les ouvriers de rentrer dans l'usine en septembre et octobre 2012.

On vous retrouve toujours toutes les trois, mais qu'en est-il des autres délégués ?

Monia : Nous sommes les plus dynamiques.

Sonia : Comme le dit Gérard Flion, nous sommes les plus têtues. Issam et Laroussia travaillent sur des postes de travail éloignés, c'est difficile de les rencontrer, nous nous voyons rarement. Laroussia ne parle pas bien le français, donc elle ne peut pas vraiment négocier avec eux dans les réunions, elle ne peut rien dire, même si elle est d'accord avec nous. Laroussia avait été recrutée en 1998 à Charguia, elle avait demandé à être changé de site. Pour tuer le syndicat, il fallait donc licencier Sonia, Monia et Rym qui pouvaient leur tenir tête.

Et c'est donc le 15 avril que vous êtes licenciées ?

Monia : Oui, toutes les trois.

Sonia : Comme motifs de la suspension il y avait aussi l'atteinte à l'image de la société, ainsi que celle de la société Airbus. C'est parce que nous avions organisé une manifestation devant l'ambassade de France avec nos camarades français de Solidaires, de la CGT, d'ATTAC, des féministes... Ils avaient fait aussi des manipulations de mes pointages et m'accusaient de plus de 160 retards graves. Sauf qu'à Latelec si tu dépasses 6 minutes de retard, tu dois remplir un questionnaire. Et je n'en ai rempli qu'un seul, pour 10 minutes de retard, un jour de grève des transports.

Monia : Moi j'ai été accusée de violence et d'agression envers des collègues...

Sonia : L'UGTT a dit que ces sanctions étaient illégales car l'entreprise ne peut pas convoquer de conseil disciplinaire un mois après les faits. Mais de quels faits s'agissait-il ? L'inspection du travail a qualifié ces licenciements d'abusifs. Mais la direction a toujours maintenu sa position, nous sommes licenciées depuis avril 2013. Nous avons des crédits bancaires, la banque nous a menacé de porter plainte. La direction a aussi porté plainte pour le motif de déformation de l'image de marque de l'entreprise, et blocage du travail. Aujourd'hui, nous sommes licenciées et menacées de poursuites, ainsi que menacées par la banque, car nous n'avons plus de salaires.

Comment vous faites pour vous en sortir maintenant ?

Sonia : Nous ne pouvons que compter sur la solidarité internationale. Nous sommes face à la stratégie de patrons voyous. Cette usine française exploite des ouvriers français et tunisiens. Et ils ont fait pression sur l'UGTT pour qu'elle ne nous soutienne pas.

Monia : Maintenant que nous faisons pression en France, le produit est entrain de revenir en Tunisie.

La solution c'est de faire ce que vous avez fait là-bas sur les sites en France, c'est à dire des débrayages.. Vous avez rencontré des militants qui sont prêts à le faire ici ?

Monia : On a rencontré la CGT...

A Airbus, ou à Latécoere à Toulouse, il n'y a pas d'autres syndicats ?

Monia : Non, ni à Airbus, ni à Latécoère. Le syndicat Solidaires est simplement membre de notre comité de soutien.

Il y a un syndicat CNT de la métallurgie, peut-être qu'on peut établir des liens, c'est bien si tout le monde peut vous aider. Quel est votre but à l'heure actuelle, vous pensez pouvoir être réintégrées ?

Sonia : Bien sûr. La direction nous propose en ce moment des indemnités qui peut-être sont importantes, mais pour nous cela signifie la mort du travail syndical et la victoire de la direction. Il faut avoir un syndicat qui dit non aux indemnités aujourd'hui en Tunisie car il y a énormément de licenciements. Et les délégués syndicaux sont visés, sous Ben Ali ça n'était pas comme ça.

C'est parce qu'il n'y avait pas de rapport de force...

Sonia : Les syndicats doivent défendre les droits, ils doivent se battre contre les licenciements. Cette politique qui est appliquée ici, demain elle le sera en France, et dans d'autres pays. C'est pour ça que nous cherchons la solidarité internationale.

Et en Tunisie, où en est la mobilisation ?

Monia : L'UGTT a organisé une manifestation avec tous les syndicalistes de Ben Arous après notre licenciement. Puis devant l'ambassade de France avec tous les salariés de la métallurgie de l'UGTT de Ben Arous. Nous avons parlé avec un responsable de l'ambassade de France. Mais la direction s'en fiche complètement.

A Charguia il se passe quelque chose ?

Monia : De toute façon nos préavis de grève ne concernent pas les ouvriers de Charguia, donc même ceux qui voudraient bouger ne peuvent pas.

Le renouvellement des délégués se fait au bout de combien de temps ?

Monia : Au bout de trois ans, mais nous n'avons pas atteint la fin de notre mandat.

Donc en ce moment il n'y a pas de délégué à Fouchana ?

Monia : Il reste les trois autres délégués, mais le syndicat ne peut pas exister s'il y a moins de quatre membres.

Il n'y aura donc pas de syndicat jusqu'à quand ?

Monia : Jusqu'en 2014. Et nous n'avons pas le droit de nous rendre sur les sites.

Sonia : Les ouvrières nous appellent souvent, elles veulent savoir si nous avons trouvé une solidarité en France.

Monia : L’État français, François Hollande, a une responsabilité directe dans la situation. L’État est actionnaire d'Airbus dont Latécoère est sous-traitant. Lorsque Hollande vient en Tunisie pour parler des droits de l'homme, qu'il commence par s'occuper de nous. Nous voulons des actes pas des paroles, pour voir si la France respecte les ouvriers en Tunisie.

Paris, octobre 2013,
Entretien réalisé par Elie Octave et Julie C.

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