Publié le lundi 5 janvier 2009
Lorsqu'on conduit le long des grandes villes américaines, on croise
d'innombrables enseignes lumineuses à la gloire des chaînes de restaurants
et de supermarchés.
D'un bout à l'autre du pays, Mc Donald's succèdent à
Starbucks, qui succèdent à Burger King, qui laissent la place à Taco Bell, et
encore, et encore, ad nauseam.
Perdu dans cette forêt de consumérisme
fluorescent, la révolution sociale est sans doute la dernière chose qui
vient à l'esprit. C'est tellement vrai que nombre de militant-es, en
rejetant ces entreprises qui monopolisent nos paysages, excluent aussi le
potentiel radical de ceux qui y triment. La conclusion en est
problématique : la révolution ne commencera pas à Starbucks.
En tant que membre du Starbucks Workers Union [syndicat des travailleurs
de Starbucks,] nous croyons que le besoin de s'organiser sur le lieu de
travail est plus grand que jamais. Derrière chaque logo brillant sommeille
une lutte. Depuis le milieu des années 1970, les patrons sont à l'offensive
: ils rouent les travailleurs de coups : inflation, répression des
syndicats, délocalisations, restructurations industrielles, et détricotage
de ce qui reste de sécurité sociale.
Le résultat des ces mutations, c'est
que la précarité s'est imposée comme le destin obligatoire d'une fraction
toujours plus nombreuse de la classe ouvrière.
Le Précariat : une Classe Impossible
La précarité, c'est ce qui définit le mieux la vie au quotidien de ceux
qui travaillent pour ces boîtes . Il est tout bonnement impossible de
joindre les deux bouts avec ce genre d'emploi.
A cause du manque d'organisation syndicale dans ces branches, nous sommes
presque tous considérés comme des employés corvéables à merci. Ça signifie
qu'en vertu des lois du travail américaines, on peut nous renvoyer sans
motif. La menace du licenciement, toutefois, n'est que le plus visible des
mécanismes subtils utilisés par les directions pour nous contrôler.
Chez Starbucks, beaucoup de travailleurs ont du mal à gérer leurs dépenses
ou à organiser leur vie quotidienne parce que leur emploi du temps varie
énormément d'une semaine sur l'autre.
L'entreprise utilise un système
informatique pour déterminer les besoins en employés des magasins, en
fonction des ventes précédentes. Le logiciel “Automated Labor Scheduling”
[Programmation Automatisée du Travail] fait supporter aux travailleurs la
quasi-intégralité des risques liés aux caprices du marché. Les patrons
achètent de la “force de travail” exactement comme ils le feraient avec
des grains de café ou un autre intrant. S'il arrive à des travailleurs de
contester l'autorité arbitraire du patron, ils subissent des mesures de
rétorsion telles que des diminutions d'heures. Mais nous ne sommes pas des
grains de café, nous sommes des êtres humains !
S'organiser au sein de ces boîtes, c'est à peu près aussi infernal que d'y
travailler. En fait, beaucoup de secteurs ont été restructurés dans le but
explicite de réduire le pouvoir des travailleurs. Les travailleurs sont
éparpillés sur les nombreux sites d'un réseau, où l'on surveille
étroitement les signes de subversion. Il y a très peu de points
névralgiques où l'action syndicale est en mesure de paralyser
l'entreprise. Et de toute façon, ça ne va jamais aussi loin. La
neutralisation des syndicats est maintenant une composante à part entière
des manœuvres quotidiennes des services des « Ressources Humaines » de ces
entreprises.
Plutôt que d'avoir à combattre des syndicats installés, les entreprises
préfèrent imaginer en amont des programmes de « prévention » pour empêcher
les travailleurs de s'organiser.
Il n'y a pas de “travailleurs” à Starbucks
Les entreprises ne se contentent pas d'éteindre les révoltes des
travailleurs ; elles cherchent à piétiner une fois pour toutes leur
potentiel de révolte en détruisant la classe ouvrière en tant que sujet
historique. Il n'y a pas de “travailleurs” dans ces entreprises : chez
Starbucks, on est des “partenaires”, chez IKEA, des “collaborateurs” et
chez Wal-Mart, des “associés”. Une fois que l'idée d'équipe est assumée
par tout le monde, les travailleurs sont incités à la compétition interne
pour progresser dans l'entreprise, ce qui, à terme, est censé faire
progresser l'entreprise sur le marché.
En conséquence, la culture de solidarité que les mouvements ouvriers des
19ème et 20ème siècles avaient bâti se voit sapée par un climat de
suspicion mutuelle, de mouchardage et de compétition acharnée. Les patrons
veulent que nous pensions que la seule issue à notre précarité, c'est de
devenir des patrons nous-mêmes.
Voilà la cartographie de la classe ouvrière aujourd'hui : sous-payée,
sur-exploitée, surveillée, ballottée d'un site de production à l'autre, sur
plusieurs continents, par monts et par vaux, prête à tout, luttant sans
cesse pour ne pas perdre pied. En tant que militants, c'est sur ce terrain
qu'il nous faut apprendre à marcher.
Ça fait quatre ans maintenant que le syndicat Starbucks Workers Union-IWW s'est
engagé sur ce chemin. Notre expérience syndicale peut donner une bonne
idée des pièges, des possibilités et de la nécessité de l'action syndicale
au milieu de cette précarité.
Nos Origines
Le Syndicat des Travailleurs de Starbucks a été fondé en Mai 2004 dans un
restaurant de New-York. Grâce à un site web et au réseau des IWW, on s'est
implantés à Chicago, Maryland, et Grand Rapids. Les travailleurs de la chaîne (Baristas) s'organisent aussi
en sous-marin à l'échelle internationale.
Dès le début, il était clair que le système des élections cautionné par le
gouvernement ne fonctionnerait pas dans le contexte d'une chaîne de
magasins. Quand les Baristas de la 36ème rue et du Starbucks
Madison de New-York ont voulu se présenter aux élections professionnelles du National Labor
Relations Board, l'entreprise a réagi en usant de son poids politique pour
imposer un charcutage électoral et affaiblir ainsi les magasins acquis au
syndicat en leur adjoignant tous les magasins de Manhattan. Du coup, l'IWW -
Baristas s'est retiré et se tient depuis à l'écart des tactiques
électorales.
Pour l'AFL-CIO ou les syndicats « réformistes, » tout se serait arrêté là.
Mais pour l'IWW, c'est là que tout commençait. On peut décrire l'approche
syndicale que ça nous a forcé à adopter comme la combinaison de deux
stratégies : une « guerre terrestre » et une « guerre aérienne.»
La Guerre Terrestre : un syndicalisme de solidarité
Comment fait-on pour souffler sur les braises du mécontentement et les
transformer en un feu assez vivace pour résister à la répression
syndicale, au renouvellement incessant de personnel, et aux techniques de
manipulation psychologiques propres au commerce ?
Le syndicat a adopté une approche dite de “syndicalisme de solidarité.”
Le
fondement de ce schéma réside dans notre capacité à analyser les
mécanismes du pouvoir. Nous pensons que les travailleurs ont plus de force
là où les patrons dépendent le plus d'eux : au milieu du restaurant.
Au lieu de compter uniquement sur le règlement inapproprié du National
Labor Relations Act, nous incitons les travailleurs à être solidaires avec
leurs collègues et à pratiquer l'action directe sur les lieux de travail.
Concrètement, ça signifie des confrontations avec la hiérarchie dans les
restaurants, des pétitions, des piquets de grève, des grèves du zèle, des
« désertions », des arrêts de travail, et d'autres actions encore.
Même si ces tactiques sont payantes, construire la solidarité entre
collègues est une chose difficile. A cause du turn over permanent, il est
presque impossible de bâtir une mémoire militante collective. Quand les
conditions se détériorent, la plupart des travailleurs vont simplement
chercher ailleurs un autre boulot mal payé. Le flicage constant empêche de
parler librement des luttes actuelles ou passées. Même si une section est
bien implantée dans un magasin, il reste toujours le problème de toucher
les travailleurs d'autres sites avec lesquels on n'a quasiment aucun
contact.
Malgré tout ça, le Syndicat des Travailleurs de Starbucks-IWW est
quand même parvenu à remporter de nombreux succès à New-York, Chicago et
dans d'autres villes. Nous avons obtenu des améliorations en ce qui
concerne la sécurité et la santé des travailleurs, la réintégrations de
travailleurs licenciés et une hausse des salaires de 25% au New-York City
Market.
Mais ça n'est que peu de choses au regard du plus grand de nos succès : la
transformation des travailleurs eux-mêmes. Le but premier de l'action
directe, c'est d'obtenir plus, concrètement, et de renforcer le pouvoir
des travailleurs ; mais pour beaucoup d'entre nous, la victoire la plus
enrichissante du syndicalisme de solidarité, c'est cette transformation
des travailleurs eux-mêmes.
En s'organisant, on touche du doigt ce monde qu'on aimerait bâtir. Des
travailleurs qui étaient passifs derrière leur caisses s'approprient
maintenant le monde qui les entoure. Ceux qui, jadis, faisait la sourde
oreille aux souffrances de leurs collègues, brisent dorénavant le silence
au nom de la justice.
Les travailleurs rendent le nationalisme
anachronique en s'organisant tout le long de la chaîne jusqu'aux
producteurs de café, et en recevant le soutien d'organisations et
d'individus du monde entier. Par exemple, la CNT-F a occupé les locaux de
plusieurs restaurants Starbucks à Paris pour protester contre le
licenciement illégal de Daniel Gross en 2006. En 2007, une délégation du
Baristas de New-York est allé en Éthiopie à la rencontre des producteurs
de café sur-exploités. En s'organisant inlassablement et en multipliant
les contacts, notre combat est celui du coffee-shop d'à côté, et en même
temps une lutte qui devient aussi globale que capitale.
La Guerre Aérienne : Combattre à l'échelle de l'entreprise
Le Syndicat des Travailleurs de Starbucks a développé l'organisation à la
base en faisant un effort particulier d'explication de la réalité cachée
derrière la marque. Les idées fausses à propos des conditions de travail
dans les Starbucks, largement répandues, font que nous sommes constamment
obligés d'expliquer le besoin de l'action syndicale chez cet employeur
champion du temps partiel et des bas salaires.
Le débat public à ce sujet,
nous en sommes tout à fait avides. Le discours libéral de “responsabilité
sociale” développé par les dirigeants, a diminué le soutien des
travailleurs les mieux payés au mouvement social en général.
En affirmant la nécessité du syndicalisme chez Starbucks, nous espérons
ouvrir la porte à une conscience sociale bien plus large ; conscience du
besoin de l'action syndicale partout, pas seulement chez Wal-Mart ou chez
un autre exploiteur du moment.
Au final, l'image de marque de Starbucks est un atout énorme pour notre
combat syndical. Leur rhétorique nous permet de leur demander de rendre
des comptes par rapport à leurs vertus auto-proclamées de « dignité » et
de « respect.» En plus de ça, parce que l'entreprise aime tellement
communiquer sur sa marque, on est en mesure de vampiriser leurs propres
efforts de relations publiques pour gagner en visibilité, ou pour faire la
promotion du syndicalisme en général. En étant un syndicat d'industrie
très visible, on pose les bases d'une offensive ouvrière bien plus large.
Deux, trois, plein de syndicats Starbucks !
Est-ce que la révolution démarrera chez Starbucks ? En un sens, c'est déjà
le cas. Il faudra un raz-de-marée social à l'échelle du mouvement pour les
Droits Civiques pour vaincre la précarité, mais il faut bien commencer
quelque part. Les syndicats des Travailleurs de Starbucks-IWW connaissent
un flot continu de nouvelles adhésions grâce au site web.
Les nouveaux
adhérents reçoivent alors une formation des syndicalistes IWW pour entrer
en contact avec leurs collègues et commencer à construire un rapport de
forces sur le lieu de travail. Chaque action, chaque réunion de section,
chaque échange entre deux travailleurs en colère à la pause-clope, chaque
affrontement avec le patron : voilà les premiers tressaillements
annonciateurs des grands combats à venir.
Que se passerait-il si les travailleurs s'organisaient dans tous les
restaurants Starbucks du monde ? Que se passerait-il si les travailleurs
s'organisaient dans toutes ces chaînes commerciales ? Quelles exigences
aurions-nous ? Quel genre de monde est-ce que tous nos frères et nos
sœurs, prisonniers de ces logos d'entreprise, seraient-ils capables de
créer ? C'est notre envie d'avoir la réponse à ces questions qui nous fait
avancer sur ce chemin.
Syndicat des Travailleurs de Starbucks-IWW
Traduc : Thierry (SI educ CNT)
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