Publié le mercredi 26 mars 2008
Colombie : Marco : « militer et résister pour rester dignes »
Marco a 26 ans et vit à Bogotá. C'est un militant actif du mouvement
libertaire colombien. Exilé en Europe pour « raisons de sécurité », il a
fait le choix de revenir en Colombie parce que c'est ici, et pas ailleurs,
que sa lutte continue. Il revient sur les résistances sociales d'un pays
en guerre. Salud compañero.
Peux-tu te présenter et présenter le mouvement libertaire colombien ?
Mon nom est Marco Sosa. Je suis membre du Centre d'études libertaires
(CEL) et de la Cruz negra anarquista (CNA) de Bogotá. Le CEL est un espace autogéré et autofinancé. C'est un local qui fait la jonction entre
différents types de résistances. Il regroupe plusieurs collectifs, dispose
d'une bibliothèque et d'un studio de répétition. Il réunit autour d'un
même projet des militants libertaires, mais de façon plus large tous les
militants et acteurs du mouvement social qui le désirent. Comme je l'ai
dit, je suis aussi membre de la CNA, qui est un collectif de lutte en
faveur de l'abolition des prisons. Dans le contexte politique de guerre
qui est celui de la Colombie, la Cruz negra étend son activité plus
généralement à la lutte contre la répression et les assassinats
politiques. Nous sommes amenés à collaborer avec des organisations sœurs comme le syndicat de lutte de classe Sinaltrainal ou différents collectifs d'obédience anarchiste, marxiste ou maoïste. Cette unité d'action se justifie par le contexte national puisque nous sommes confrontés à un État paramilitaire qui assassine, massacre, extermine et viole en permanence les droits de l'homme. Petit à petit, le mouvement libertaire colombien se structure et se renforce essentiellement à Bogotá. Plus largement, il se développe aussi dans toute l'Amérique latine, essentiellement en Argentine et au Chili. Plus le mouvement libertaire s'organise, plus, conséquence de ce développement, il est victime de la répression. Le 1er Mai 2005, était, par exemple, assassiné par la police antiémeute un jeune militant libertaire de 16 ans, Nicolas Niera. Depuis cet assassinat, le père de Nicolas, pourtant étranger jusqu'alors au mouvement libertaire, est à nos côtés quotidiennement. Au niveau international, nous multiplions les contacts afin de sortir de l'isolement. Nous entretenons des relations régulières avec, en particulier, des organisations anarcho-syndicalistes européennes (CNT française, CGT espagnole) et divers collectifs de squatteurs.
Quelle sont les activités et la réalité de la Cruz negra ?
La Cruz negra est surtout basée à Bogotá, où nous avons environ 25
militants. Des collectifs Cruz negra existent aussi à Medellín et à
Bucaramanga. La Cruz negra développe des projets d'accompagnement des prisonniers politiques (aide juridique, soutien financier). Un autre
aspect est l'aspect humain, qui est primordial quand on est en prison. Il
se traduit par des visites régulières et un soutien psychologique
permanent afin que les camarades emprisonnés ne se sentent pas seuls.
Votre soutien se limite aux militants libertaires ou plus généralement à
tous les prisonniers politiques, voire aussi aux prisonniers dit « sociaux
» ?
Actuellement à Bogotá, nous n'avons pas de cas de militant anarchiste en prison. Mais de toute façon notre soutien n'a pas vocation à se limiter
aux libertaires. Nous étendons naturellement notre travail à tous les
militants emprisonnés pour leur acte de résistance contre l'État
colombien. Quant aux « sociaux », faute de temps et de disponibilité,
nous faisons le choix politique d'axer notre attention sur les victimes
inscrites dans une démarche militante et organisée. À Medellín, la Cruz
negra fait un travail spécifique avec les « sociaux ».
Quelle est la réalité des prisons colombiennes et des conditions de
détention ?
En Colombie, il y a actuellement près de 72 000 prisonniers politiques,
toutes tendances confondues, des guérilleros aux paramilitaires.
Concernant les politiques d'extrême gauche, les plus nombreux sont ceux
membres des groupes armés : les Farc ou l'ELN et, dans une moindre mesure, l'EPL. Dans les prisons, les conditions de détention sont extrêmement dures avec une surpopulation carcérale, une déshumanisation systématique, des passages à tabac réguliers et des affrontements violents entre prisonniers des différents bords. En général, les prisonniers guérilleros et paramilitaires sont séparés. Dans d'autres prisons, ce n'est pas le cas. Dans les patios, les paramilitaires contrôlent le trafic de drogue, de nourriture et de prostitution avec la complicité des autorités pénitentiaires. La plupart des paramilitaires dorment dans des cellules individuelles et disposent de conditions de détention plus agréables. Ils se comportent en véritables chefs (caciques) des patios. Ils disposent eux aussi d'organisations qui, de l'extérieur des prisons, les soutiennent et les appuient.
Quelles sont les raisons de la campagne contre Coca-Cola en Colombie, à l'initiative du syndicat Sinaltrainal ?
Cette campagne a été lancée par Sinaltrainal afin de mettre en avant la
responsabilité de la multinationale dans l'assassinat de huit syndicalistes, sans parler des disparitions, cassages de gueule et
menaces. Cette campagne a aussi pour vocation de dénoncer Coca-Cola dans son non-respect systématique des conditions de travail des salariés. Un autre volet de la campagne est de faire connaître les méfaits des usines de Coca-Cola sur l'environnement, par la pollution qu'elles produisent. Cette campagne, plus globalement, dénonce un modèle de société fondé sur le modèle Coca-Cola et la consommation de masse capitaliste. Elle est portée par Sinaltrainal et différentes organisations du mouvement social, y compris libertaires. Au niveau international, des syndicats rouge et noir comme la CNT en France, Workers Initiative et la CK-LA en Pologne, l'USI en Italie et la CGT en Espagne participent activement à la campagne. Depuis 1986, plus de 4 000 syndicalistes ont été assassinés en Colombie. Lutter et résister est un acte compliqué, car nous devons faire face à une répression constante des forces de l'État et de ses alliés paramilitaires. Mais en même temps, c'est un combat fondamental. Il nous permet de rester dignes.
Pourquoi as-tu dû quitter pendant un temps la Colombie ?
J'ai dû quitter le pays pendant six mois pour raisons de sécurité. J'ai
subi différentes tentatives d'attentats. J'ai été menacé. La police a
tenté de m'emprisonner à plusieurs reprises. Pour rester vivant et
échapper à la prison, j'ai donc dû me résoudre à partir précipitamment, du jour au lendemain, en me disant que je laissais tout derrière moi. Ces
situations d'exil forcé sont très dures. On se dit qu'on abandonne ses
camarades. On part sans savoir si l'on reverra sa copine, ses amis, sa
famille. Moi, au bout de six mois en Europe, j'ai fait le choix de revenir
malgré les risques. D'autres camarades libertaires vivent depuis des
années à l'étranger.
Que penses-tu de l'expérience vénézuélienne et de sa « révolution
bolivarienne » ?
Tout d'abord, je pense que ce modèle ne peut pas s'exporter à d'autres
pays d'Amérique latine. Ce processus est spécifique au Venezuela, où il
tire ses racines d'une évolution politique née dans les années 1980.
Maintenant, en tant que libertaire colombien, voisin du Venezuela, je
regarde ce qui s'y passe avec intérêt, car il est indéniable que ce
processus a généré une dynamique sociale et créatrice où le peuple se sent investi et acteur. Cela n'empêche pas le « socialisme du XXIe siècle » cher à Chavez et à ses partisans d'être traversé par moult contradictions. Deux choses sont sûres. Un, en l'état, le Venezuela n'a pas rompu avec le système capitaliste, et nul ne sait s'il dépassera un jour ce modèle pour en inventer un autre. Deux, la manne pétrolière, et ses retombées économiques, est une aubaine. Elle permet, pour la première fois dans l'histoire du peuple vénézuélien, de financer tous les projets sociaux (éducation, santé, logement, loisirs) qui font que les pauvres ont le sentiment qu'il se passe quelque chose de positif. La question est de savoir si le mouvement social, impliqué dans ce processus, continuera dans cette voie. Car c'est de sa capacité créatrice et autogestionnaire, et non pas de celle d'un Chavez, que dépend l'avenir de la « révolution bolivarienne ». À cet égard, je regrette qu'une partie du mouvement libertaire vénézuélien tourne le dos à ce processus par pur sectarisme. Qu'il faille être critique contre la personnification de la « révolution » centrée autour d'un Chavez et certaines dérives violentes et autoritaires du régime, oui. Ignorer toute la dynamique créatrice d'un peuple en action, depuis une dizaine d'années, non, car c'est se couper justement du peuple.
Une dernière question : la scène musicale alternative en Colombie est-elle porteuse de valeurs révolutionnaires ?
Il y a en Colombie une scène anarcho-punk ou redskin de tendance
marxisante très développée. Le problème de la contre-culture est que bien souvent elle est plus de l'ordre de l'apparence et n'a que très peu
d'implication réelle et militante. Il est toujours facile de dénoncer des
choses dans des textes et d'être radical. Beaucoup de groupes chantent « vive la révolution et l'anarchie », mais au final ne font rien. C'est plus
difficile, et surtout risqué, de mettre en pratique ses idées et son
discours. Un autre problème est la ghettoïsation de cette scène. Elle
reste bien trop souvent repliée sur elle-même et ignore les autres
réalités musicales. Or il faut admettre qu'en Colombie, les gens du peuple
et les jeunes des bidonvilles et des quartiers populaires écoutent de la
salsa, du reggaeton, du reggae ou du rap et pas du streetpunk. Pour moi, la contre-culture musicale, et son développement, n'a d'intérêt que si elle est connectée avec le monde qui l'entoure et que si elle a vocation à conscientiser afin de construire des résistances.
Interview réalisée par Jérémie et Nik
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