Publié le samedi 28 juillet 2018
Du Rif à Zagora, en passant par Jerada et les zones minières, jusqu’au mouvement de boycott des produits des compagnies symbolisant la « prédation économique de l’entourage du roi », les germes d’un nouveau mouvement large de protestation sont plantés.
À l’heure où les procès du Hirak du Rif se poursuivent dans les tribunaux du Nord du Maroc et à Casablanca, le Maroc vit sur une plaque chauffante sur le plan social. Et pourtant, le régime, plus répressif qu’il ne l’a jamais été sous l’ère du roi Mohammed VI, s’était servi de la répression des militants rifains pour donner l’exemple aux autres régions du Maroc : quiconque oserait exprimer une revendication subira le même sort que Nasser Zafzafi, Nabil Ahamjik, Mohamed Jelloul et autres leaders du Hirak, aujourd’hui menacés de condamnations pouvant aller jusqu’à la peine capitale pour avoir revendiqué de l’emploi et des infrastructures. La propagande médiatique du pouvoir avait servi, deux ans durant, à montrer l’horreur que le pouvoir avait fait subir à ces jeunes militants : torture, isolement, menaces de viols et parfois passage à l’acte... Mais rien n’y fait, la stratégie de la terreur semble ne plus avoir de prise sur les Marocains. Ni d’ailleurs l’argument de l’État, auparavant convainquant face à toute protestation : voulez-vous que le Maroc sombre dans la guerre comme la Syrie ou la Libye ?
La première surprise est venue de Jerada, une petite ville minière dans la région orientale du Maroc. Jadis prospère, le patelin souffre depuis la fermeture des mines de charbon dont vivait la population depuis le début du XXème siècle. Lors de cette fermeture, au début des années 2000, plusieurs promesses d’investissements publics et de remplacement des activités économiques ont été faites aux habitants. Face aux promesses jamais tenues, et au vu de la situation dramatique dans laquelle a été laissée la population, devenue proie aux lobbies de l’exploitation illégale du charbon, les habitants de la ville ont occupé les rues, nuit et jour, pendant deux mois, rejetant les conclusions des négociations avec le gouvernement, et réclamant un véritable programme de développement et la fin de l’impunité des criminels économiques qui ont plongé leur région dans l’extrême pauvreté. De Jerada sont venues aussi les meilleures leçons de démocratie à l’adresse de Rabat : on a fait attendre le gouvernement plusieurs jours, le temps que les assemblées générales des quartiers aient lieu et statuent sur les propositions des ministres. Résultat : rejet du programme, fin des négociations et retour à la rue. Les opposants ont été traités de traîtres à la nation dans les médias, qui les accusent d’être phagocytés par l’extrême gauche et Al Adl Wal Ihssan (Islamistes opposants à la monarchie). Le bal de la répression s’est enclenché, se soldant par l’arrestation de plus d’une soixantaine de personnes.
Plus au Sud, à Zagora, une région désertique, c’est la soif qui a poussé dans la rue les jeunes de la région. Souffrant de coupures de plus en plus fréquentes d'eau potable, dues à l’usage de la nappe phréatique dans l’irrigation d’un nouveau programme de culture intensive de pastèque, ils ont exprimé leur colère dans la rue et réclamé le droit de discuter collectivement, et localement, de la manière dont les ressources en eau peuvent être distribuées. Là encore, le bâton a été l’unique langage avec lequel le pouvoir a parlé avec la population enclavée. Une quarantaine d’arrestations ont eu lieu avec le lot habituel de menaces et d’humiliation.
Face à l’État policier, la protestation se renouvelle
Avec presque 800 prisonniers politiques dans les geôles du régime, l’année 2018 sera enregistrée comme la plus répressive de toute l’ère Mohammed VI. À la veille du vingtième anniversaire de son accession au trône, le bilan est amer : 45 % de chômage parmi les jeunes en milieu urbain, 3,5 millions de jeunes entre 15 et 29 ans n’ont reçu ni éducation ni opportunité de travail, et le grand capital et à sa tête Mohammed VI règne en maître sur les biens publics, y compris les services de base à travers la privatisation de l’éducation et la santé. Le roi lui-même a avoué l’échec du « modèle de développement » du Maroc, mais lui et son entourage s’en sont mis plein les poches en grugeant le pouvoir d’achat des Marocains. En 20 ans, le cumul des besoins sociaux et économiques de base est tel que les ressources pour tous les satisfaire actuellement font défaut. En l’absence des moyens de calmer la colère, celle déjà exprimée, et celle qui vient indéniablement, la seule réponse possible du pouvoir est sa machine répressive. Mais le public a fait preuve d’intelligence et d’innovation en renouvelant ses méthodes de protestation. Ayant constaté le sort réservé aux rifains, aux habitants de Jerada, à Zagora et dans d’autres régions, de nouvelles formes de protestation ont émergé. Le boycott s’est avéré un outil efficace pour exercer une pression sur le pouvoir sans faire courir de risque aux gens. Trois produits ont été ciblés, tous premiers du marché : une eau minérale, un produit laitier et une marque de carburant. Relayés sur les réseaux sociaux, les appels au boycott ont eu un retentissement immédiat. Danone, société française parmi les 3 ciblées, et dont le roi est actionnaire, a déclaré avoir perdu 15 millions d’euros de chiffre d’affaires en un mois de boycott. Ce dernier se poursuit et s’étend à d’autres produits, plongeant le pays en crise.
Les mouvements sociaux de ces deux dernières années ont fait preuve d’innovation, de combativité et de persévérance. Ils ont également révélé l’impuissance, et l’incapacité des organisations militantes traditionnelles, partis de la gauche radicale et syndicat, à s’insérer dans la dynamique, à défaut de la conduire. Larguée, et n’ayant aucune intention de faire son autocritique sur la situation, la gauche radicale laissera certainement par son absence, la place à l’émergence de nouvelles formes, plus jeunes, d'agrégation de toutes ces colères sociales, exprimées sans fil conducteur politique.
Omar Radi, camarade et journaliste marocain
Article publié dans Le Combat Syndicaliste n°437 (Été 2018)
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